Shanghai, premier de la classe

Les écoliers de la ville ont obtenu les meilleurs résultats de la planète au classement de l’OCDE. Reportage dans un collège où travail et autorité priment sur la créativité et la réflexion.

Bienvenue dans l’une des meilleures institutions scolaires de Chine : l’école secondaire numéro 8 de Zhabei, à Shanghai. Les 25 élèves de la classe portent un survêtement bleu à rayures jaunes, et, au cou, le foulard rouge des «jeunes pionniers» communistes. Lorsque la jeune professeure passe le seuil de la porte, tous se lèvent. Un «ni hao laoshi !» («bonjour professeur !») retentit en chœur. Elle s’assied à son bureau moderne, équipé d’un ordinateur relié à un projecteur vidéo. Cours d’histoire, lit-on sur le tableau, surmonté d’un drapeau chinois et de la devise «Morale et Courage». A gauche, le portrait d’Isaac Newton ; à droite, celui de Qian Xuesen, le scientifique qui a donné la bombe H à la Chine.

C’est le cinquième cours de la journée. Les élèves sont fatigués, et l’enseignante le perçoit : elle fait un signe de ses paumes. Les garçons et filles, âgés de 12 à 13 ans, s’assoient docilement et, les coudes sur leur petit bureau individuel, se massent les arcades sourcilières et les yeux avec les pouces, en silence pendant deux minutes, avant que le cours commence. La pratique est universelle en Chine : dès la primaire, les élèves apprennent les points d’acupuncture qu’il faut stimuler pour «protéger ses yeux».

«Exercices de kung-fu»

A la récré, signalée par les haut-parleurs qui diffusent une valse de Vienne, les potaches s’animent, se taquinent, hurlent même. Puis c’est la gymnastique collective : tous se mettent en rangs par deux et, au pas de course comme à l’armée, dévalent couloirs et allées, jusqu’au grand stade extérieur où le millier d’élèves se retrouve face à son école – un beau bâtiment neuf de plusieurs étages. «Un deux, trois…» En rangées impeccables, tous exécutent les gestes rythmés commandés par la sono qui résonne sur les immeubles d’habitation alentour.

«Parfois, nous leur faisons aussi monter et descendre les escaliers avec des sacs de sable attachés aux jambes, pour renforcer leurs muscles, souffle un professeur. Un peu comme les exercices que s’imposent les disciples de kung-fu du temple de Shaolin.»«L’important, dit un autre, c’est de leur donner de bonnes habitudes de travail car s’ils sont habitués au travail, ils travailleront. C’est comme le pli d’un pantalon bien repassé : il reste toujours.»

«Nous leur faisons faire presque deux heures de sport par jour, mais nous sommes une exception, souligne le vieux proviseur, Liu Jinghai. Dans les autres écoles de Shanghai, les enfants ne font qu’une heure de sport, et encore. Les parents veulent qu’ils aient de bonnes notes et beaucoup ne voient pas l’intérêt de leur faire faire autant de sport. Pour beaucoup, seules les bonnes notes comptent, et ils attendent énormément de leur progéniture car ce sont des enfants uniques.»

Les écoliers chinois ont la vie dure, surtout ici. «Ils dorment en moyenne six, sept heures par nuit, constate amèrement Xiong Bingqi, le vice-directeur du Centre de recherches sur l’éducation de l’université Jiaotong de Shanghai. Ils n’ont presque aucun moment de libre, et consacrent tout leur temps à étudier et préparer les examens, même le week-end car beaucoup de parents les obligent à prendre des cours supplémentaires.» C’est le cas pour 80% des élèves.

Evaluation planétaire

L’école, ça ne rigole pas. C’est pourquoi ici, personne n’a été surpris d’apprendre, début décembre, que les écoliers de la ville étaient devenus les meilleurs du monde. Tous les trois ans, l’OCDE fait passer un test rigoureux à plus de 270 000 écoliers de 15 ans de 65 pays, dans le but d’évaluer les performances respectives des systèmes éducatifs de la planète. La ville (23 millions d’habitants) a participé pour la première fois en 2009 à ce Programme international pour le suivi des acquis des élèves (Pisa). La performance des élèves chinois est d’autant plus étonnante qu’il est extrêmement rare qu’un pays monopolise la première place du Pisa dans les trois matières testées : maths, sciences et lecture. «Les écoles testées ont été choisies au hasard, et ce n’étaient pas les meilleures de la ville, renchérit Xiong Bingqi. Si ça avait été le cas, le score aurait été meilleur encore.»

A un moment où la Chine est devenue la seconde économie mondiale, devançant le Japon, la nouvelle a fait l’effet d’une décharge électrique en Occident. En France, le bon score de Shanghai a été très commenté. On a fait remarquer que la ville la plus riche du pays n’était pas représentative de la Chine, où les disparités sont énormes. Un fait que personne ne conteste.«Le Pisa n’a fait que mesurer les capacités des élèves de Shanghai à passer ce test. Mais au-delà, on ne peut rien en déduire, car comparer les meilleurs étudiants d’un pays aux étudiants ordinaires des autres pays n’a aucun sens», note Xiong Bingqi.

Aux Etats-Unis, le président américain Barack Obama a néanmoins parlé d’un «nouveau moment Spoutnik». La première mise en orbite d’un satellite par les Soviétiques en 1957, a-t-il expliqué, a contraint les Etats-Unis à investir davantage dans l’éducation, conduisant par la suite aux réussites américaines dans ce domaine et dans bien d’autres secteurs scientifiques.«Avec des milliards d’individus en Inde et en Chine soudain plongés dans l’économie mondiale, ce sont les nations possédant les travailleurs les plus éduqués qui l’emporteront. Dans l’état actuel des choses, les Etats-Unis courent le danger de rester à la traîne.» «Nous sommes en train de nous faire dépasser et il faut en tirer les leçons», s’est de son côté ému le secrétaire américain à l’Education, Arne Duncan.

Bachotage et mémorisation

Mais curieusement, en Chine, pratiquement personne n’a applaudi la spectaculaire performance des 5 100 écoliers shanghaiens choisis par tirage au sort par les experts internationaux du Pisa. «Cela suscite en moi un profond sentiment d’amertume, écrit au contraire Chen Weihua, un éditorialiste du China Daily.Le processus de formation de ces superbes bêtes à examen a un prix élevé. Il tue une bonne partie de l’enfance, et peut-être même toute l’enfance, de ces écoliers.»

Nombre d’experts et de commentateurs locaux ont paradoxalement saisi l’occasion pour condamner l’éducation à la chinoise axée sur le bachotage et la mémorisation, au détriment de l’imagination et de la capacité à penser de manière critique. Pour Jiang Xueqin, le vice-directeur de la prestigieuse université de Pékin, le résultat du Pisa provient essentiellement du fait que«les écoles chinoises sont effectivement excellentes pour préparer leurs élèves aux examens standardisés. Mais cette méthode échoue à faciliter leur entrée à l’université et dans la vraie vie. Elle forme des personnalités à l’esprit étroit, alors que notre pays a besoin d’entrepreneurs et d’innovateurs». Xiong Bingqi, de Shangai, appuie: «La mémorisation des cours peut permettre d’avoir des bonnes notes aux examens. Mais elle tue la création, car l’élève n’apprend que ce qu’on lui enseigne.» M. Liu, proviseur de l’école secondaire de Zhabei, à Shanghai, confirme que la mémorisation est à la base de l’éducation : «Notre approche se concentre sur les connaissances, tandis que les écoles occidentales se focalisent davantage sur les capacités de l’élève. L’éducation chinoise est fondée sur l’autorité des professeurs, tandis qu’en Occident, on met en valeur la personnalité des élèves.» Ce modèle chinois d’éducation, soulignent maints experts, n’a rien de traditionnel ou de «confucéen».

«Notre système, explique le spécialiste Xiong Bingqi, est largement hérité de celui de l’Union soviétique. A partir des années 80, nous avons commencé à utiliser des méthodes occidentales, mais sans les généraliser, si bien que nous sommes actuellement dans une sorte d’entre-deux, dans l’attente d’une vraie réforme.»

A l’heure où «l’atelier du monde» rêve de monter en gamme, de créer et d’inventer, une telle évolution paraît indispensable. «La Chine est essentiellement un pays de production, raisonne Xiong. Or c’est la phase la moins coûteuse de la chaîne industrielle, qui est composée de recherche, design, vente, logistique et service après-vente. Pour cela, il faut cultiver des talents créatifs dont la Chine manque cruellement.» Les défauts des diplômés locaux ? «Le manque d’imagination et d’initiative, une tendance à se concentrer sur sa tâche sans communiquer ni collaborer avec les autres»,note cet expert qui a effectué des enquêtes auprès des entreprises.

Garçons «dragons» et filles «phénix»

Depuis des années, l’immense majorité des éducateurs chinois préconise, en vain jusqu’ici, de modifier le système actuel, considéré comme peu adapté à l’économie moderne, en adoptant des méthodes déjà connues en Occident. Beaucoup proposent ainsi de réduire la charge de travail des élèves, de leur faire pratiquer davantage de sport et de leur laisser plus de temps libre pour façonner leurs propres idées. «Notre école, explique le proviseur, est en train de consentir des efforts pour encourager les élèves à contredire les professeurs. Mais ce n’est pas du tout une manière de faire habituelle ! Mon idée n’est pas vraiment de les encourager à s’opposer aux professeurs, c’est plutôt de demander à ces derniers de ne pas imposer leurs idées aux élèves. Il faut laisser les enfants expérimenter par eux-mêmes. La capacité de création vient tout d’abord de la confiance en soi, ensuite de l’habitude à réfléchir. Plus on réfléchit, plus on a la capacité de réfléchir. Cette habitude ne naît pas de l’enseignement, elle vient des élèves eux-mêmes.»

Mais les nouvelles méthodes du proviseur de Zhabei ne plaisent pas forcément aux parents qui souhaitent, avant tout, la réussite de leur enfant aux examens. En Chine, ce sont ces examens qui vont déterminer le destin de l’élève et, par ricochet, l’avenir social et financier de sa famille. «Toutes les familles veulent que leurs enfants deviennent des "dragons" pour les garçons, et des "phénix" pour les filles. Mais certains parents exigent des choses impossibles de leur enfant unique, déplore le proviseur de Shanghai.Certains sont tellement découragés et abrutis par le travail qu’ils se suicident.»

Texte et photos de PHILIPPE GRANGEREAU

http://www.liberation.fr

9 mars 2011

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