ABIDJAN Au-dessous du volcan

ABIDJAN Au-dessous du volcan
Dans une capitale économique ivoirienne au bord de la faillite et en proie à la peur, chacun se débrouille comme il peut. Certains choisissent la fête, d’autres la religion. Pour tous, un problème obsédant: survivre.

Abidjan déprime. La « Perle de la lagune » n’est plus la ville phare de l’Afrique de l’Ouest, ce symbole du libéralisme naguère rêvé par Félix Houphouët-Boigny. En un sens, elle « s’africanise ». D’emblée, le visiteur est frappé par une impression de décrépitude. Au Plateau, les façades des tours futuristes de la Cité administrative se délitent, vitres brisées, structures métalliques érodées… Les grandes artères sont parsemées de nids-de-poule et parfois envahies par le sable.
Depuis la nuit tragique du 18 au 19 septembre 2002, le coup d’État manqué, la rébellion armée et la sécession du nord du pays qui s’est ensuivie, la Côte d’Ivoire lutte contre le chaos.

Après tant d’atrocités et de souffrances, Abidjan a peur. Dans les jours qui ont succédé au Sommet d’Accra III, le 30 juillet, des chars de combat ont pris position à tous les points stratégiques. Ils ont depuis été retirés, mais des militaires lourdement armés multiplient les contrôles, notamment sur les ponts De-Gaulle et Houphouët-Boigny, fouillent les véhicules et vérifient soigneusement l’identité des passagers. De l’avis de nombreux chauffeurs de taxi, ils en profitent pour s’adonner au racket.

En ces premiers jours d’août, les Abidjanais balancent entre crainte et espoir. L’accord d’Accra a été signé par tous les protagonistes de la crise. Il fixe un échéancier pour la réunification du pays et l’organisation d’élections ouvertes à tous, en octobre 2005. Hélas ! toutes les parties ne l’interprètent pas de la même manière. Du coup, la tension est palpable, tout le monde a les nerfs à vif. La population ne rêve que du retour de la paix, mais craint de faire une nouvelle fois les frais des embrouilles de la classe politique.

Dans les cercles proches du pouvoir, l’heure paraît pourtant à l’apaisement. Charles Blé Goudé, le leader des Jeunes patriotes fidèles au président Laurent Gbagbo, s’en tient à une prudente expectative et s’abstient de chauffer à blanc ses partisans, qui tiennent la rue abidjanaise, par des discours enflammés. Il ne veut, explique-t-il, « rien faire qui puisse gêner l’application de l’accord d’Accra III ». Pris d’un soudain accès de sagesse, le jeune leader populiste, qui se veut avant tout nationaliste et panafricaniste, estime qu’« il faut donner toutes les chances de succès à cet accord parrainé par des chefs d’État africains, en vue de gérer un conflit qui affecte un pays africain. C’est la seule façon de montrer que l’Afrique est en mesure de régler elle-même ses problèmes ».

Le calme règne jusque dans les « sénats » et les « agoras », ces « espaces de libre expression » en plein air où les jeunes des quartiers débattent à n’en plus finir de l’avenir du pays. Sur instruction du « général » Blé Goudé, même la très remuante « Sorbonne », au Plateau, en face du commissariat du 1er arrondissement, a mis une sourdine à ses revendications. Des « sorbonnards » juchés sur des tables continuent de haranguer la foule armés d’un mégaphone, mais sur un ton plus conciliant. Ce soudain changement d’attitude peut surprendre. En janvier 2003, les Jeunes patriotes ne s’étaient-ils pas déchaînés contre les accords conclus à Marcoussis, dans la banlieue parisienne ? Plusieurs semaines durant, ils avaient pris en otage la capitale économique, multipliant les marches de protestation, qui, invariablement, dégénéraient en attaques en règle contre les symboles de la présence française dans le pays.

Du coup, las de jouer les victimes expiatoires d’un conflit entre Ivoiriens, beaucoup de Français plient bagage. Alors que leur nombre était estimé à 40 000 au début des années 1980 et à 25 000 au début du conflit, il n’est plus aujourd’hui que de 13 000 – dont beaucoup de binationaux franco-libanais et franco-ivoiriens. Le 25 mars encore, un employé de l’Union européenne a été gravement blessé par des jets de pierre. La communauté ne s’est toujours pas remise du traumatisme.

Pour protéger les « téméraires » qui ont, coûte que coûte, décidé de rester, le consulat de France leur envoie régulièrement des « consignes de sécurité » par courrier électronique : en cas de trouble, rejoindre d’urgence le lieu de ralliement le plus proche ; éviter toute discussion politique, tout litige avec un Ivoirien et toute sortie nocturne, etc. Cette dernière recommandation est scrupuleusement suivie : à l’exception de quelques militaires de la force Licorne, les Français évitent les hauts lieux de la nuit abidjanaise : le Modem, l’Embrasse-moi et autre boîtes plus ou moins torrides.

Sous la pression des compagnies d’assurance, qui refusent désormais de couvrir les risques encourus, investisseurs, chefs d’entreprise et cadres de grandes sociétés émigrent en masse vers des cieux plus cléments : Accra, Dakar, Bamako, Lomé… Après le transfert à Tunis du siège de la Banque africaine de développement ( BAD ), la direction de la compagnie de tabac du groupe Bolloré s’est repliée sur Dakar. La représentation de Mercedes, a, un moment, évacué ses véhicules sur Accra et mis une partie de ses employés au chômage technique pour un an. D’autres grandes entreprises mettent la clef sous la porte, tel Jean Lefebvre, le géant français des travaux publics, dont les bureaux sur le boulevard de Marseille sont aujourd’hui fermés. Les mises au chômage technique et les licenciements économiques se multiplient. Beaucoup d’employés ainsi remerciés perdent tous leurs droits.

De même, les touristes occidentaux, effrayés par les informations publiées dans la presse internationale, choisissent désormais d’autres destinations. Le secteur hôtelier ivoirien traverse une crise aiguë. À Cocody, le célèbre hôtel Ivoire, où tous les Ivoiriens aimaient naguère à se faire photographier pour paraître in, n’est plus que l’ombre de lui-même : ses chambres sont dans un état de délabrement avancé. L’hôtel Sofitel, dont, il n’y a pas si longtemps, les 216 chambres ne désemplissaient pas (l’établissement réalisait un bénéfice annuel de 3,5 milliards de F CFA, soit 5,3 millions d’euros), connaît aujourd’hui une inquiétante baisse d’activité : le taux de remplissage oscille autour de 35 % et l’établissement a été contraint de se séparer d’une bonne partie de son personnel.

Seuls quelques restaurants et boîtes de nuit s’en sortent tant bien que mal. Grâce au personnel de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci). Ces fonctionnaires onusiens confortablement payés en dollars sont chargés d’encadrer les quelque 6 200 Casques bleus déployés dans le pays pour prévenir toute reprise des affrontements entre l’armée loyaliste et les troupes des Forces nouvelles. Les gros 4×4 blancs frappés du sigle « UN » (United Nations) en lettres noires font désormais partie du paysage abidjanais.

Les « DG » (entendez : « déplacés de guerre ») fuyant les exactions des « rebelles » dans le nord du pays affluent vers la capitale, dont la population a doublé. Le réseau de distribution d’eau fait difficilement face à cette spectaculaire augmentation de la consommation : les baisses de régime et les coupures sont continuelles. Et le réseau téléphonique cellulaire est saturé, les opérateurs étant dans l’impossibilité de se rendre dans le Nord pour accroître la capacité des installations.

Conséquence mécanique des incertitudes liées au conflit, les prix flambent : 30 % d’augmentation, en moyenne. C’est le temps des vaches maigres. Les classes moyennes ont déserté les centres commerciaux Sococe, aux Deux-Plateaux, et Cap Sud, à Zone 4, que seule une poignée de privilégiés fréquente encore. « Avant la guerre, explique Jeanne, une ménagère rencontrée au marché de Treichville, je prévoyais toujours à manger pour plusieurs invités. Aujourd’hui, la cherté de la vie est telle que je ne prépare que ce qui est juste suffisant pour nourrir mon mari, mes quatre enfants et moi-même. »

Le gérant d’un magasin de prêt-à-porter du Plateau n’y va pas par quatre chemins : « La guerre n’a pas ralenti les affaires, elle les a tuées. Je ferme aujourd’hui à 18 heures, alors qu’avant, je travaillais tous les jours jusqu’à 20 heures. Les clients passent maintenant beaucoup de temps à marchander. Ils ont toujours l’amour des belles choses, mais plus les moyens de se les offrir. Dans le quartier, de nombreux magasins ont fermé. »

Toute l’économie ivoirienne est dans l’oeil du cyclone. Paul Antoine Bohoun Bouabré, le ministre de l’Économie et des Finances, a été contraint de revoir très sensiblement à la baisse ses prévisions de croissance pour 2004 : de 2,4 % à 1,4 %. Pourtant, les cours mondiaux du cacao, la principale ressource du pays, sont actuellement au plus haut… La Banque mondiale a suspendu ses décaissements, laissant au point mort des chantiers aussi vitaux que le Projet de développement des services de santé intégrés (PDSI), le Projet d’ajustement et d’investissement dans le secteur des transports (PAST), le Projet d’appui au secteur éducation et formation (PSEF), le Programme pluriannuel de lutte contre le sida (PPLS)…

Mais l’Abidjanais s’efforce de faire contre mauvaise fortune bon coeur. En attendant des jours meilleurs. À Yopougon, la rue Princesse paraît ignorer la crise. Les maquis ne désemplissent pas, à toute heure du jour et, bien sûr, de la nuit. On s’y repaît de spécialités locales : attiéké, agouti, kédjénou, poulet braisé… On s’y abreuve (très) abondamment tandis que des haut-parleurs crachent de la musique à plein volume. Le nouveau rythme en vogue, c’est le coupé-décalé, un « remue-ménage » de croupes assez sulfureux. Le contraste est saisissant entre la sensualité de cette danse et le côté sérieux, presque militant, des paroles des chansons. De Soum Bill à Pat Sacko, en passant par Joël C ou NCM, la plupart des musiciens sont en effet très engagés en faveur de la paix. Dans les maquis sélects comme le Roland-Garros, l’ambiance est plus soft, mais on y noie quand même les difficultés du quotidien dans la Flag ou la Heineken, au son des Garagistes ou de DJ Jacob.

D’autres préfèrent chercher une consolation auprès des vendeurs d’illusions. Contre espèces sonnantes et trébuchantes, sectes, prophètes, guérisseurs et prédicateurs en tout genre, dont les affiches couvrent les murs de la ville, promettent tous les miracles : chance, bonheur, visa, et même remède contre le sida ! Hélas ! la réalité a fâcheusement tendance à être têtue…

Les Ivoiriens ne savent pas de quoi demain sera fait. Ils ont peur que leur pays bascule dans la guerre totale. « Je vis avec l’idée que tout peut m’arriver, à tout moment, explique un fonctionnaire du ministère des Finances. Récemment, sur le campus, un étudiant qui voulait monter un syndicat n’a-t-il pas été découpé en morceaux ? Et des magistrats n’ont-ils pas été tabassés, sous l’oeil de policiers, par des membres de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (Fesci) ? »

Du coup, certains Abidjanais travaillent au ralenti. Ou même pas du tout. Signe indiscutable de la somnolence de l’économie, les agents de recouvrement des créances impayées ont, par exemple, pratiquement disparu. Pourtant, beaucoup refusent d’abdiquer. Poussés par un instinct de survie, ils s’adaptent et se débrouillent. « L’économie de guerre » a suscité l’apparition de « métiers » jusque-là inconnus, comme celui de « monnayeur », auquel s’adonnent nombre de jeunes gens. L’opération consiste à échanger, contre une commission de 10 %, une somme en petites coupures contre une somme identique en grosses coupures. Ou encore à récupérer, toujours contre commission, des billets endommagés donc inutilisables, puis à attendre le prochain renouvellement par la Banque centrale pour échanger les vieux billets contre des neufs.

Jusqu’ici, le gouvernement est parvenu vaille que vaille à verser leurs traitements aux fonctionnaires. Et à maintenir une – relative – propreté dans les rues d’Abidjan. Certains de ceux qui étaient partis reviennent, au compte-gouttes. C’est ainsi : même sous la menace de la guerre, Abidjan conserve un peu de son attrait passé. Tel un roseau, elle plie sous la tempête, mais ne rompt pas.

Cheikh Yérim Seck, envoyé spécial
Source : http://www.lintelligent.com

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