DEVELOPPEMENT DE L’AFRIQUE : Espoirs et inquiétudes de Mo Ibrahim
L’auteur de la réflexion ci-dessous, sur la mesure du progrès africain, est Mo Ibrahim. En exclusivité, il donne sa lecture des efforts consentis par l’Afrique pour son développement, mais note aussi que la bataille de la gouvernance reste à être gagnée.
2010 est une année majeure pour l’Afrique. La Coupe du monde s’est déroulée pour la première fois en terre africaine. Dix-sept pays ont célébré le 50e anniversaire de leur indépendance. Et nous avons commémoré les dix ans des Objectifs du millénaire pour le développement. Ces événements nous ont fourni une occasion unique de faire le point sur la situation du continent, d’évaluer où nous en sommes, et où nous nous dirigeons.
Le paysage d’ensemble nous donne des raisons d’être optimistes. Depuis l’indépendance, le continent s’est largement transformé. Tous ses pays ou presque sont maintenant des démocraties multipartites. Nous assistons aussi à l’essor d’une classe moyenne africaine, prête à conduire le développement économique et les réformes politiques là où elles sont nécessaires. La révolution des télécommunications, à laquelle j’ai participé, a également contribué à transformer le continent et permis des avancées considérables.
La croissance économique africaine est désormais cinq fois supérieure à celle de la zone euro, selon les toutes dernières estimations du FMI. A l’aube de ce nouveau siècle, dynamisme et croissance économique sont bien en Afrique. On peut s’en féliciter. Mais ces évolutions ne résument pas l’histoire. Nous restons encore à la traîne dans de nombreux domaines. Plusieurs facteurs peuvent être évoqués, mais aucun n’est plus crucial que le manque d’une gouvernance de qualité dans nos pays. Nous sommes désormais le continent le plus jeune de la planète, doté en outre d’un potentiel considérable de ressources physiques et naturelles. Pourtant, ces avantages ne débouchent pas encore sur une amélioration significative de la qualité de vie des populations. Réaliser ce potentiel et en faire bénéficier le plus grand nombre est bien le défi principal de la gouvernance en Afrique.
Tel est l’objet social de la fondation que j’ai créée en 2006 : traiter les enjeux de la gouvernance et du leadership politique en Afrique. Une de nos contributions à l’amélioration de cette gouvernance est la création d’un instrument de mesure adéquat : l’Indice Ibrahim. Notre objectif est de construire l’indice le plus solide et le plus complet sur le sujet, indiquant à l’aide de faits et de chiffres, et non de suppositions ou de sentiments, où en est réellement chaque pays.
En s’appuyant sur des observations et sur des résultats concrets, nous entendons contribuer à un débat constructif et partagé sur les succès et les échecs des uns et des autres, pour favoriser le progrès de tous. L’Indice constitue une estimation consolidée de la qualité de la gouvernance dans les 53 Etats africains, à travers 88 indicateurs, issus de 23 sources répertoriées. Ces indicateurs sont regroupés en quatre piliers : Sécurité et souveraineté du droit ; Participation et droits de l’homme ; Développement économique et Développement humain (santé et éducation), qui constituent l’essentiel des obligations de chaque gouvernement envers ses populations.
"Les résultats de l’Indice varient selon les pays"
Comme on pouvait s’y attendre, les résultats de l’Indice varient beaucoup selon les pays. Cependant, trois grandes tendances se dessinent, suscitant autant d’espoirs que d’inquiétudes. Pour une majorité de pays, les progrès accomplis en matière de développement humain et de développement économique sont considérables.
Au sein de ces catégories, des améliorations ont été enregistrées dans plus de 40 des 53 Etats africains. En ce qui concerne la gestion économique, les services de santé et la protection sociale, l’amélioration de la gouvernance est en train de changer profondément la qualité de vie de centaines de millions d’individus. Plus important encore, aucun pays du continent n’a constaté de déclin significatif dans ces domaines. Ces résultats sont bien plus que de simples chiffres. L’éducation a soutenu l’essor de la classe moyenne africaine, le noyau de jeunes professionnels qui souhaite désormais, et qui est en mesure de construire la prospérité de l’Afrique. L’amélioration des services de santé signifie que des millions de personnes reçoivent désormais un traitement approprié et que des millions de décès ont été évités.
Une meilleure gestion économique favorise le commerce tant au niveau national que régional, stimulant ainsi la croissance et donnant à des millions d’individus l’opportunité de s’extraire de la pauvreté. Cependant, les deux autres piliers de l’Indice n’enregistrent pas les mêmes avancées. Des baisses sensibles apparaissent même dans ce que l’on peut appeler le versant politique de la gouvernance, à savoir les droits, la participation, la sécurité, la corruption, la responsabilité et la souveraineté du droit. Or ces régressions ont également un impact direct sur la vie quotidienne, et nous ne connaissons que trop bien les conséquences désastreuses de la corruption, de systèmes juridiques bancals et d’environnements peu sûrs et dangereux.
Nous ne pouvons pas nous permettre d’ignorer ni de justifier ce déclin, comme étant par exemple le prix à payer pour les progrès économiques réalisés. C’est un mauvais choix. L’expérience nous enseigne que lorsque la gouvernance politique et la gouvernance économique divergent, aucun développement n’est soutenable dans la durée. L’Indice 2010 nous rappelle les progrès réalisés et le travail qu’il reste à accomplir. Au cours de cette année emblématique et à mesure que nous avançons dans le siècle, nous, qui que nous soyons, dirigeants d’entreprises, hommes et femmes politiques, membres de la société civile, devons confirmer notre engagement à améliorer la qualité de la gouvernance. Nous devons également encourager nos dirigeants à poursuivre d’un même pas le développement économique et le développement humain, en insistant pour que les avancées réalisées dans le domaine des droits politiques ne soient pas abandonnées.
Mo Ibrahim
Source: Le Pays
8 octobre 2010