Dix millions de Chinois dans la bataille du bac
Sésame absolu de l’ascension sociale dans la Chine des réformes, le Gaokao, l’équivalent de notre bac, est un combat qui se mène en famille dans une tension incroyable.
Le 8 juin au matin, il a plu à Pékin, une pluie lourde, serrée et sans pause. Rien d’extraordinaire, et plutôt une bonne nouvelle après un long chapelet d’arides semaines. Seulement voilà, ce caprice du ciel a tourné au cauchemar pour des dizaines de familles de candidats au Gaokao, le «bac chinois». Une arrivée en retard au centre d’examen, l’impossibilité de passer les épreuves, une vie qui bascule. Des élèves bloqués dans de monstrueux embouteillages ou empêchés d’entrer dans un métro bondé ont appelé la police, sur la ligne spéciale du 122. Le journal Pékin Soir raconte que des policiers en moto ont dégagé des lycéens pour les acheminer à bon port. Que des parents ont même appelé les secours au 120 et que des ambulances ont acheminé leurs rejetons devant leur pupitre.
La pluvieuse panique était à la mesure des enjeux de ce terrible Gaokao, obsession de millions de familles, terreur d’autant de jeunes lycéens et sésame absolu de l’ascension sociale dans la Chine des réformes. Une institution reine qui, à la stupéfaction générale, vient pourtant d’être chahutée cette année. Pour la première fois depuis bien des lunes, le nombre de candidats a baissé. Plus de 400 000 inscrits de moins à cet examen qui s’est déroulé la semaine dernière. Les autorités ont recensé 10,2 millions d’inscriptions en 2009, soit une baisse significative de 3,8 % par rapport à l’année précédente. Toutes les années antérieures pourtant, les chiffres avaient bondi, passant ainsi de 5,2 millions de candidats en 2002 à plus de 10,5 millions en 2008. Le taux de réussite tourne autour des 60 %.
Sur les raisons de cette désaffection – au moins ponctuelle – pour le Gaokao, experts et simples citoyens n’en finissent pas de se perdre en conjectures. Dans le Quotidien du peuple, Jian Gang, directeur adjoint du département des étudiants au ministère de l’Éducation, reconnaît que la crise économique mondiale pèse sur l’accès à l’emploi des jeunes diplômés, mais il ne pense pas «que cela ait de l’influence sur le Gaokao, que ce soit le facteur principal». L’explication serait surtout démographique, avec une baisse de la tranche d’âge concernée. Soit. Il n’en reste pas moins que cette surprise statistique alimente un débat sur un examen aussi sacralisé que sujet à polémique.
«Beaucoup de dépressionset de suicides»
Il fallait voir, lundi dernier, l’incroyable tension des familles venues accompagner leur progéniture au seuil du deuxième jour des épreuves, pour prendre la mesure du phénomène. Devant l’école secondaire n° 5, dans le quartier de Dongcheng, à l’est de Pékin, des dizaines de parents ont attendu, toute la journée. Le Gaokao est un combat mené en famille, où plusieurs générations jettent toutes leurs forces dans la bataille. Dans une petite voiture, un homme dort au volant, pendant qu’une femme et sa mère grignotent de petits beignets à l’arrière. Le père, la mère et la grand-mère de Mingming, jeune candidate qui planche quelques mètres plus loin, derrière les murs. Mme Bai a pris une semaine de vacances pour soutenir sa fille. «Entre les épreuves du matin et de l’après-midi, on la ramène déjeuner à la maison car on ne veut pas risquer le moindre problème avec de la nourriture au restaurant.»
«C’est un des jours les plus importants de notre vie, disent les deux femmes, nous n’avons vécu que pour cela, durant douze années de sacrifices. Cela a été très, très dur. Mingming se levait à 6 heures du matin et se couchait rarement avant 23 heures (heure fort tardive pour le rythme chinois, NDLR). Mais cet examen est la seule vraie occasion de pouvoir changer de vie.» Pour Zhang Hai, employé dans une entreprise d’État, le Gaokao reste synonyme d’entrée par le haut dans l’appareil d’État, d’un «bol de fer», autrement dit un emploi stable. Mais l’homme, dont le fils a été reçu il y a cinq ans, reconnaît que cette vision s’estompe progressivement. «La certitude du bon emploi après le Gaokao est un rêve envolé, estime-t-il, la nouvelle génération découvre que même avec un diplôme, la chasse au travail est difficile.» Son fils Wei est l’un des 2 millions de diplômés de l’université qui n’a pas trouvé de travail l’an dernier, alors que 6 millions d’étudiants supplémentaires vont arriver sur le marché du travail cet été. En mars dernier, cinq présidents de grandes universités chinoises ont lancé un cri d’alarme devant les sombres perspectives dues à la crise. Le directeur adjoint de l’Institut d’économie de la célèbre université Tsinghua, Cai Jiming, a estimé que seuls «36 % des étudiants trouveront un travail cette année». Et beaucoup sont obligés d’accepter des emplois pour lesquels ils sont surqualifiés. «C’est pourquoi au lieu de passer le Gaokao, de plus en plus d’élèves préfèrent entrer dans une école spécialisée, poursuit Zhang Hai. Mon fils me dit qu’il aurait préféré maîtriser une spécialité plutôt qu’avoir un beau diplôme.»
Plus qu’un certificat de fin d’études comme peut l’être notre baccalauréat, le Gaokao est un examen d’entrée à l’université. Un «examen-concours» même, puisque les étudiants sont classés selon un système de points et que ce classement conditionne l’en trée à l’université. Dans les universités, plus exactement, car en Chine comme ailleurs, les disparités de niveau entre les établissements phares des grandes métropoles et les autres sont criantes. Mais ici cette hiérarchie est formalisée, avec des universités classées en trois ou quatre catégories. Il faut sortir «dans la botte» du Gaokao pour espérer entrer à Beida, Fudan ou Tsinghua, dont les diplômes sont universellement prisés, en Chine comme à l’étranger. Avec une spécificité chinoise : les universités spécialisées dans des domaines stratégiques, comme la sécurité publique, la diplomatie et les instituts militaires, peuvent faire un préchoix chez les bons élèves avant même qu’ils ne passent l’examen. Des réformes sont à l’étude, avec une évolution vers l’autonomie des universités qui n’est pas sans rappeler la problématique française.
Créé en 1952, supprimé sous la Révolution culturelle et rétabli en 1977, le Gaokao est sujet à une batterie de critiques et autant de projets de réforme. Le professeur Yang Dongping, de l’Institut de technologie de Pékin, fait partie d’une association Recherche pour le système éducatif du XXIe siècle, qui a publié la semaine dernière des propositions de réforme du Gaokao. Il y a les aménagements techniques, comme la diversification de sections alors qu’il n’y en a aujourd’hui que deux, une scientifique et une littéraire. Mais d’autres défauts relèvent de l’esprit de l’épreuve. «Les candidats mènent une vie trop dure, chaque année il y a beaucoup de dépressions et de suicides, explique Yang Dongping. Tout récemment, une jeune fille s’est tuée parce qu’elle ne supportait plus de travailler 18 heures par jour avec une pression familiale et scolaire. Il faut que les gens réalisent qu’il y a une vie hors du Gaokao.» Avec la politique de l’enfant unique et l’élévation du niveau de vie, les lycéens vivent une contradiction psychologique très forte entre tout ce qui leur est offert et la pression que l’on met sur leurs études. La presse chinoise a raconté que vendredi dernier, dans la ville de Xi’an, un jeune garçon de 19 ans, Zhang Cong, a tué le caissier d’une librairie et blessé deux vendeuses avec une paire de ciseaux. Il a expliqué qu’il était persuadé d’avoir raté le Gaokao, qu’il voulait mourir. «Le système éducatif chinois n’est pas bon, notre génération est celle de cobayes et de victimes», avait-il écrit sur sa copie.
Manque d’autonomie et de réflexion
Trop de pression, et trop d’apprentissage mécanique aussi. Professeur à l’université Jiaotong de Shanghaï, Xiong Binqi estime que l’éducation est «trop basée sur la mémorisation, la répétition, et que cela prépare mal à l’analyse, à l’innovation et à la créativité». Le Gaokao est d’ailleurs surtout un immense QCM (questionnaire à choix multiples), où la capacité de mémorisation et la vitesse font la différence. «Nous voyons arriver des gens d’excellente qualité, rapides, extrêmement motivés et travailleurs, explique Jean Dorey, directeur de l’école Centrale Pékin, mais manquant d’autonomie et de réflexion. Les autorités universitaires chinoises en sont conscientes et les choses évoluent.» Professeur à Centrale Pékin, passé par les prépas de Louis-Le-Grand et Saint-Louis, Yves Dulac rencontre lui aussi des «élèves très brillants, mais éduqués plus dans une culture du “comment ?” que du “pourquoi ?”, dans l’idée que chaque question a une réponse unique, avec un culte du résultat et du savoir-faire plus que du raisonnement, ce qui nuit à l’inventivité.»
Xiong Binqi estime qu’il «faut quand même reconnaître une grande qualité au Gaokao, celui d’offrir un “critère d’acier” avec son système de points. Sans cela, corruption et pressions régiraient l’entrée à l’université. Le système est dur, mais plutôt juste. Il ne faut pas le balayer mais l’amender.» Vaste tâche. La réforme du Gaokao est une fois de plus à ramener à l’échelle de la Chine et de ses disparités. C’est un peu comme s’il fallait mettre en place un bac européen.
Par Arnaud de la Grange, correspondant à Pékin
22 juin 2009
Source: http://www.lefigaro.fr