France – Avec les Africains de l’ENA

Avec les Africains de l’ENA

L’école française d’administration accueille chaque année des élèves du continent : futurs ministres, hauts fonctionnaires ou même patrons du privé. Voyage au cœur de la fabrique à élites.

Plusieurs fois par semaine, Wise téléphone à sa fille Machia. « Papa, quand tu viens me chercher ? » Toujours la même question de la fillette, et toujours la même réponse du père : « Bientôt, ma chérie. » À 10 ans, la petite Machia apprendra la patience : « bientôt », ce n’est pas avant six mois.

Bon vivant, le ventre replet et l’éclat de rire facile, Wise Doh est ghanéen. En octobre, il a quitté son pays et son poste au ministère de la Défense. Il a ressorti son cartable, acheté des vêtements chauds – une écharpe, un blouson doublé en laine de mouton –, et attend les premiers flocons de neige. À 43 ans, Wise est redevenu étudiant. Dans la plus prestigieuse et la plus sélective des grandes écoles françaises : l’École nationale d’administration (ENA), à Strasbourg, dans l’est de la France, 30 °C l’été, 5 au- dessous de zéro l’hiver.

Futurs décideurs

Installée à Paris lors de sa création, en 1945, par le général de Gaulle, l’ENA a déménagé définitivement en 2005. La fabrique de hauts fonctionnaires est maintenant hébergée dans une élégante bâtisse du XVIIIe siècle – pierre de taille, poutres cirées, clocher, passerelles de verre – au bord d’un canal, en plein centre de la capitale alsacienne. Hier, il était « facile » d’en devenir pensionnaire : les locaux étaient ceux d’une prison, Sainte-Marguerite. Puis il y a eu des travaux de rénovation, une plaque dorée où est inscrit « École nationale d’administration » a été scellée à l’entrée, et la porte est devenue plus étroite.

Quelques étudiants étrangers réussissent à se faufiler. Depuis soixante ans, l’ENA les recrute après des épreuves de sélection adaptées (voir encadré). Ils sont plusieurs milliers à s’y présenter chaque année. Certains ont en tête les grands hommes passés par ce saint des saints : trois des six présidents de la Ve République française – Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac –, un chef d’État africain – le Béninois Nicéphore Soglo –, des ministres – dont Abdoulaye Baldé, actuel ministre sénégalais des Forces armées après avoir été secrétaire général de la présidence –, des grands patrons, des intellectuels… Une poignée de candidats – environ cent – sont retenus. Ils sont ensuite affectés à l’un des trois cycles réservés aux étrangers (dix-huit, neuf ou sept mois). « Il y a un enjeu pour l’ENA et pour la France, explique Philippe Bastelica, directeur des relations internationales. La qualité de l’école dépend de cette ouverture culturelle. Ces élèves sont de futurs décideurs. Ils auront une image favorable de la France et comprendront mieux notre administration. Ils la connaîtront de l’intérieur. »

Pour les happy few qui franchissent les trois étapes de la sélection (entretien, tests écrits et épreuve orale), il y a à la clé l’occasion – la « chance », selon Wise – de boire les paroles des spécialistes les plus pointus, puis d’inscrire sur leur carte de visite les mots magiques « diplômé de l’ENA France ». « Quand on a fait l’ENA, on a beaucoup plus de possibilités dans le public, mais aussi dans le privé », note le Camerounais Modeste Mopa, sorti en 2007, aujourd’hui directeur de la législation fiscale. Il y a aussi l’appartenance à une « confrérie » d’anciens qui vous donne « un ami dans chaque pays », explique le Sénégalais Amadou Lamine Sy, diplômé en 2003, aujourd’hui conseiller du ministre de la Coopération internationale, de l’Aménagement du territoire, des Transports aériens et des Infrastructures, Karim Wade. Et peut-être, un jour, un joli fauteuil au sommet.

A chaque cours, on pointe

Wise a passé le concours à l’ambassade de France à Accra au début de 2009. À l’oral – dernière étape avant l’admission –, ses « juges » l’ont fait plancher sur des aspects bien précis du système français : différence entre déconcentration et décentralisation, réforme des collectivités. Des questions qui l’ont « un peu perturbé », se souvient-il dans un français impeccable. Mais il a réussi. Désormais, il appartient pour toujours à la promotion Claude Lévi-Strauss, une classe de trente élèves – et presque autant de nationalités – qui suivent les cours du cycle international d’administration publique (CIAP). Il est destiné aux fonctionnaires expérimentés. L’assiduité est recommandée. À chaque cours, on pointe. La présence est un des critères de la note finale. Et en deçà de 10 sur 20, pas de diplôme.

Plongée dans l’administration française

En ce matin de la mi-décembre, les élèves du CIAP s’instruisent sur la « gestion des ressources humaines en milieu multiculturel ». Au bout d’un couloir moquetté, l’amphi est à taille humaine – pas plus de cinquante strapontins. Des gobelets de café fument sur les bureaux. Par la fenêtre, des maisons à colombages se détachent sur un ciel pluvieux. Catherine Lux, l’intervenante, parle dans une ambiance intimiste qu’aucun bavardage ne perturbe. Au premier rang, cravate, blazer à boutons dorés et lunettes, Wise l’écoute : « La force d’un leader, c’est de savoir prendre du recul. » Instructif ? « Elle nous a donné des outils pratiques », dira-t-il à la fin du cours.

« L’école est à la hauteur de mes attentes », confie-t-il. Mais l’élève doit fournir beaucoup d’efforts. Passé par l’administration ghanéenne, il n’a pas l’expérience du système français. Son calvaire, ce sont les « notes administratives ». Il s’y entraîne tous les soirs. « Il y a tout un protocole pour les rédiger, nous ne faisons pas ça chez nous », explique-t-il. Alors, à quoi bon apprendre ? Wise a une ambition : « Aider mon pays avec des méthodes françaises pour qu’il soit moins isolé au sein de la Cedeao [Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, NDLR]. » « Nous sommes entourés d’anciennes colonies françaises, le Burkina, la Côte d’Ivoire, le Togo. Mais, du fait de notre identité anglo-saxonne, nous ne pesons pas assez », explique-t-il. Au mois de mai, Wise poursuivra sa plongée dans l’administration française par un stage de dix semaines à l’Institut national des hautes études de sécurité. Certains de ses camarades de promo mèneront l’exploration jusqu’à la préfecture.

Révision générale des politiques publiques, organisation territoriale de l’État, travail gouvernemental et organisation interministérielle : pour Massamba Dieng, camarade de Wise – cravaté lui aussi –, l’intérêt de ces matières est plus évident. À 31 ans, visage ovale et regard juvénile, ce Sénégalais – de Thiès – est économiste planificateur au ministère des Finances. Diplômé de l’ENA du Sénégal, il voit son séjour à Strasbourg comme l’occasion de faire du « benchmarking » : « À chaque fois que j’entends un prof intervenir, je me dis : cette pratique existe aussi au Sénégal. Qu’y a-t-il de différent ? Quelles améliorations puis-je apporter ? » En bref, Massamba passe son temps à faire des comparaisons… « En France, il y a un mouvement de modernisation ; au Sénégal, on y viendra », argumente-t-il. Le jeune fonctionnaire veut y apporter son « sang neuf ». Ne craint-il pas de prêcher dans le désert, avec ses « techniques » et ses « processus » importés de France, inconnus au pays ? « Mais non, il y a déjà des compétences dans mon pays », se défend-il.

Wise et Massamba ont la même ambition : servir leur pays « au plus haut niveau administratif ». « Il faut briller dans le coin d’où vous venez », philosophe Wise. Quant à son collègue, il en est persuadé : « Nos pays ­attendent de nous quelque chose. » L’un s’arrache les cheveux sur les notes administratives, l’autre se fatigue les yeux sur d’épais ouvrages concernant la corruption et le choc des civilisations. Des fonctionnaires dans l’âme, pas des politiques – Massamba n’exclut pas un jour de s’engager –, qui rêvent de transformer un jour leurs États en de vertueuses machines au service du citoyen. Tous deux disent être issus de milieux modestes : le père de Massamba était entrepreneur dans le bâtiment ; celui de Wise, maçon. Les paillettes ne les intéressent pas. Massamba pense souvent à l’adage paternel : « Il y a trois choses qui comptent, la patience, la persévérance et la compétence. » En bon fils, il l’applique : « Je sais que quand je vais rentrer dans mon pays je ne serai pas directeur tout de suite. »

Servir leur pays

AStrasbourg, leur vie ressemble à un sacerdoce. Sages comme des images, ils bûchent tous les soirs après les cours – jusqu’à minuit pour Massamba, 2 heures du matin pour Wise –, le week-end aussi. Entre camarades de la promo, l’ambiance est bonne. On se passe les cours, on se donne des tuyaux. Pas de classement de sortie pour parasiter les relations. Avec les camarades français, les relations sont plus rares. La charge de travail ne laisse pas vraiment le temps de fréquenter les autres promotions.

Le plus dur, c’est la séparation familiale. Comme Wise, Massamba ne verra pas sa fille – Assa, 18 mois – avant son diplôme, à la fin de mai. « Je me sens seul », admet-il. À La Salamandre – la boîte de nuit où il s’autorise de rares sorties, le samedi –, il a rencontré un « compatriote » qui l’a invité pour la fête de la Tabaski. Une petite touche de Sénégal dans sa vie strasbourgeoise, pluvieuse, venteuse. Autre moyen de se sentir un peu chez soi : la cuisine. Le week-end, Massamba va au marché. Il achète de quoi concocter un mafé ou un poulet yassa. « Depuis que je suis ici, je suis un vrai cordon-bleu », plaisante-t-il.

Ces plats, qu’il partage parfois avec Wise, il les prépare dans son « appartement », le numéro 22, au rez-de-chaussée d’une résidence séparée de l’« École » par quelques stations de tram. Vestibule avec plaques chauffantes, évier et frigidaire, salle de bains, chambre avec moquette grise et dessus-de-lit jaune moutarde : tous les logements se ressemblent. Seule différence : le nombre de livres qui jonchent la moquette. Touchant leur salaire de fonctionnaire et bénéficiant d’une bourse de l’État français (environ 900 euros par mois), Massamba et Wise ne se plaignent de rien. Mais entre le loyer, les livres et la nourriture, ils ne roulent pas sur l’or. « Si on fait l’ENA, on le regrette pendant deux ans. Sinon, on le regrette toute sa vie », dit un proverbe d’anciens.

Par : Marianne Meunier, envoyée spéciale à Strasbourg
30/12/2009
Source: Jeune Afrique – http://www.jeuneafrique.com

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