Kenya – La ruée sur l’école

Kenya – La ruée sur l’école
L’Express du 15/05/2003

Axel Gyldèn

Révolutionnaire: pour faire reculer l’illettrisme, le pays des safaris a décrété la gratuité intégrale de l’enseignement primaire. Du jour au lendemain, 1,5 million de nouveaux élèves, de tous âges, ont été inscrits

La rentrée, c’est un jour qui compte dans une vie d’écolier. Zefania Awino en sait quelque chose. Tout juste entré en classe de CM 1 à l’âge de… 26 ans, ce sympathique escogriffe de 1,85 mètre, qui est père de famille, n’oubliera pas de sitôt les moqueries de ses petits camarades. «Ils riaient, virevoltaient, chahutaient, me montraient du doigt et répétaient: “Woi Maduong! ” [“Oh le grand garçon! ” en luo, la langue locale]», raconte cet adulte en culottes courtes. Plus de dix ans après les avoir quittés, il vient de retrouver les bancs de l’école de son enfance, la Dudi Primary School (400 élèves), située sur une colline verdoyante de Rachuonyo, dans l’ouest du Kenya.

Mais peu importent, après tout, ces enfantillages! Car Zefania Awino a un projet en tête: «Dans deux ans, je posséderai mon certificat d’études primaires, condition indispensable pour s’engager dans l’armée. Ma solde me permettra de vivre à mon aise», espère cet agriculteur, dont les deux enfants souffrent de malnutrition. «Ma vie sera transformée, ajoute-t-il; aujourd’hui, mon shamba (lopin) ne suffit pas à subvenir à nos besoins.»

En attendant ces lendemains qui chantent, Zefania, courbé sur un minuscule pupitre, se concentre sur son cahier d’exercices. Agrippé à son unique et précieux Bic, il potasse le swahili et l’anglais, les langues officielles du Kenya. Et bûche, en élève appliqué, les tables de multiplication, son point faible. Vers 10 heures, c’est la «récré»: jouer à chat perché avec des enfants en âge d’être les siens n’est pas sa tasse de thé. A l’ombre d’un manguier, il se laisse aller à des considérations politiques: «Moi, j’aime le président Kibaki. Un jour, grâce à lui, tous les Kényans liront les journaux. Un jour, tout le monde saura compter. Un jour, même les pauvres feront du business…»

Depuis peu, les rêves les plus fous semblent permis au Kenya. Car une sorte de «révolution démocratique» a vu le jour le 27 décembre 2002, avec l’élection d’un économiste reconnu, Mwai Kibaki, 71 ans, à la tête de la coalition Arc-en-Ciel. L’avènement de cet ancien ministre devenu opposant puis président de la République met un terme au long règne (vingt-quatre ans) de Daniel Arap Moi, marqué par une corruption endémique et la vertigineuse régression socio-économique de cette nation de 31 millions d’habitants naguère considérée comme l’ «espoir de l’Afrique».

«Un jour, tous les Kényans liront les journaux»

Le Kenya serait-il à un tournant de son histoire? Les Kényans le pensent, eux qui, selon un sondage réalisé en janvier dans l’euphorie de l’alternance, sont convaincus d’être le peuple le plus heureux de la planète. Il est vrai que les raisons d’espérer ne manquent pas. De la côte océane au lac Victoria, en passant par la savane et les hauts plateaux, les idées de justice sociale et de progrès républicain font leur chemin. D’une part, une ambitieuse campagne anticorruption a été lancée, fondée sur le principe de «tolérance zéro»: le président de la Cour suprême, le gouverneur de la Banque centrale, le directeur du fisc, l’administrateur du port de Mombasa ont été limogés ou contraints à la démission. D’autres personnalités sont sur la sellette. Et les révélations de scandales font, tous les jours, la Une des journaux.

Parallèlement, un programme d’éradication de l’ignorance baptisé «Free Primary Education», fondé sur la gratuité de l’enseignement primaire (sans limite d’âge), ambitionne de faire reculer l’illettrisme, qui concerne 1 Kényan sur 4. Vaste programme, qui suscite un engouement exceptionnel. Enfants des bidonvilles, bergers analphabètes ou adultes illettrés: du jour au lendemain, 1,5 million de déshérités, tous assoiffés de savoir, ont rejoint les bancs des 14 000 établissements primaires du pays dès la rentrée de janvier. Et cela sans devoir acquitter les coûteux frais de scolarité, désormais abolis. Jusque-là, ils s’élevaient à 30 euros par trimestre en moyenne: une somme prohibitive pour de nombreux miséreux.

C’est le «grand bond en avant» des analphabètes. Une épopée hugolienne… doublée d’un joyeux désordre! Début janvier, l’Olympic Primary School (1 700 élèves), à Kibera, le grand bidonville de Nairobi, est prise d’assaut. Ce jour-là, 3 000 enfants et leurs parents se présentent à la grille de l’école pour exiger d’assister illico aux cours, comme le gouvernement l’a promis. Le choix d’Olympic ne doit rien au hasard: depuis dix-sept ans, ce groupe scolaire, réputé excellent, se classe en tête du hit-parade des écoles publiques de l’académie de Nairobi. Malheureusement, Olympic ne peut accueillir une telle marée humaine: les postulants sont refoulés. Sûrs de leurs droits, leurs parents se rebiffent et… campent dans la cour. Dans une atmosphère d’assemblée générale, le sit-in paralyse l’école pendant deux semaines. Finalement, un accord est trouvé: 560 nouveaux élèves, les plus jeunes, sont admis dans les petites classes (en CP, cours préparatoire), tandis que leurs aînés sont répartis dans des primary schools des alentours, certes un tantinet moins sélectes.

«Certains ne savaient même pas tenir un stylo en arrivant ici. Beaucoup parlent uniquement l’idiome de leur ethnie»

Reste que, dans certaines classes, l’effectif atteint 60, 80, voire 100, élèves. Elles sont alors scindées en deux, les «anciens» ayant cours le matin et les «nouveaux» l’après-midi. Entre ces deux groupes – les «nantis» et les «pauvres» – les différences sautent aux yeux: si les élèves matinaux sont sages et disciplinés, possèdent des uniformes soignés et disposent de fournitures personnelles (crayon, gomme, cahier), ceux de l’après-midi sont dissipés, revêtent des uniformes d’occasion tachés, manient des crayons de papier devenus minuscules à force d’avoir été taillés. «La plupart sont issus de milieux difficiles. Certains ne savaient même pas tenir un stylo en arrivant ici. Beaucoup ne parlent ni anglais ni swahili, mais uniquement l’idiome de leur ethnie. Tous ont des problèmes de concentration. Ce qui s’explique aisément: généralement, ils ont le ventre vide», explique avec tendresse l’institutrice Rebecca Anyonyi au moment où, vieille ficelle de potache, plusieurs écoliers demandent pour la énième fois l’autorisation de se rendre aux toilettes.

Dans la salle des professeurs, les 40 enseignants d’Olympic corrigent des piles de cahiers d’exercices dans la bonne humeur. Mais énumèrent leurs doléances: «Notre charge de travail a doublé. Le matériel pédagogique, livres ou craies, fait défaut. Par manque de temps, les cours de soutien ont été supprimés. En conséquence, la qualité de l’enseignement diminue. Nous avons besoin de dix salles de classe et d’une vingtaine d’instituteurs supplémentaires», confie la directrice d’Olympic, Anna Nganga, fonctionnaire militante qui répète inlassablement son credo aux habitants du bidonville: «Ce n’est pas parce que vous êtes pauvres économiquement que vous devez le rester intellectuellement.»

Comme l’ensemble du corps enseignant kényan, elle soutient «à 200%» le principe de la gratuité: «C’est la première fois qu’un gouvernement fait quelque chose pour aider les pauvres: cela nous remplit de joie et de fierté. Ici, tous les profs font le même rêve: ils désirent que les gamins des bidonvilles aient les mêmes chances que les enfants de riches.» Fille d’alcoolique et élevée dans un milieu défavorisé, la directrice le sait mieux que quiconque: «L’éducation est la clef de tout.» D’innombrables études d’experts l’ont maintes fois démontré: les enfants alphabétisés augmentent leurs chances d’échapper à la pauvreté; les agriculteurs instruits s’adaptent plus facilement aux évolutions techniques; la scolarisation des femmes fait reculer la mortalité infantile, car une mère qui sait lire peut suivre le calendrier de vaccination de son enfant, comprendre les notices des médicaments, le soigner; l’éducation engendre une amélioration générale du bien-être familial; enfin, last but not least, du point de vue macroéconomique, elle constitue un facteur de croissance.

Observateur avisé de la vie politique, éditorialiste économique à l’East African Standard, l’homme d’affaires Robert Shaw est l’un des rares Kényans à tempérer l’enthousiasme qui accompagne la réforme de l’école primaire: «Les intentions sont nobles, mais le gouvernement confond vitesse et précipitation. Passer soudain de 9 millions d’élèves à 10,5 avec des infrastructures déficientes est aussi irréaliste que de verser 1,5 litre d’eau dans une bouteille de 1 litre. Après l’euphorie de la victoire et l’état de grâce, le réveil pourrait être douloureux», anticipe-t-il. Et d’ajouter: «Mais je reconnais que le meilleur moyen de savoir si la réforme tient la route, c’est… de la mettre en œuvre!» Du reste, un premier résultat tangible est déjà là, puisque l’on connaît maintenant le nombre d’élèves qui étaient sortis du circuit scolaire.

Utopie ou objectif raisonnable? La gratuité de l’éducation s’apparente pour l’instant à un problème de calcul mental: sachant que l’Etat est complètement désorganisé, que les finances publiques sont dans le rouge, que les infrastructures scolaires sont dans un état désastreux et que les classes débordent, quelles sont les chances de réussite de la réforme? Questions subsidiaires: où trouver des instituteurs supplémentaires? Sur quel budget les directeurs d’école, privés des recettes liées aux frais de scolarité, peuvent-ils compter?

Réponses: outre les 173 000 instituteurs et institutrices en exercice, le Kenya dispose d’une réserve de 40 000 de leurs collègues. Victimes du gel des embauches depuis 1996, ils sont immédiatement mobilisables. «Quant au coût de la scolarisation, évalué à 40 euros par élève et par an, il n’est après tout pas si exorbitant, calcule Mwalimu Mati, directeur adjoint de la branche kényane de Transparency International, l’ONG vouée à la lutte contre la corruption. En mettant un frein au pillage de la Banque centrale et aux malversations en tous genres, le gouvernement a, depuis janvier, déjà économisé des sommes phénoménales. Elles suffiraient largement à financer l’éducation de base de centaines de milliers d’enfants.» Emblématique de l’ère Arap Moi parce qu’il dépasse tous les autres par son ampleur, le scandale Goldenberg, impliquant les plus hautes autorités de l’Etat, prouve à lui seul qu’au Kenya les malversations se chiffraient en milliards de dollars. Mais, signe du changement de «climat» à tous les échelons de la bureaucratie, les agents des impôts ont, par exemple, cessé de détourner les recettes fiscales: selon le gouvernement, ils recueillent en un jour ce qu’ils collectaient en un mois sous l’administration antérieure.

Fin juin, début juillet, le Parlement doit voter une augmentation du budget du ministère de l’Education en adéquation avec le coût de la réforme. En attendant, celle-ci repose exclusivement sur l’abnégation d’enseignants mal payés et depuis longtemps négligés par le pouvoir.

Institutrice de CP à Kericho, une ville des hauts plateaux célèbre pour ses plantations de thé, Sarah Tonui accomplit sa carrière comme un devoir sacré. Dans sa classe, Daniel dépasse ses camarades d’une bonne tête. Jusqu’à présent, ce gosse de 12 ans n’avait fréquenté qu’une seule école: celle de la rue. Vagabond dirigé vers la Township Primary School (1 200 élèves) par le gardien de celle-ci, il eut d’abord quelques difficultés à s’adapter aux règles de la collectivité. «Authentique tyranneau, il faisait des croche-pieds à ses camarades, les pinçait violemment et trouvait ça désopilant», raconte la pédagogue. Très psychologue, elle a su transformer son cancre en premier de la classe. Son secret? «Love…», répond-elle avec un lumineux sourire. «Je lui ai donné l’amour maternel qui lui manquait. Progressivement, j’en ai fait mon assistant: responsable de la boîte de craies, il surveille également la classe lorsque je m’absente. La métamorphose est totale: il est devenu sage comme une image.» Ce jour-là, émoustillé par la venue d’un photographe, Daniel, droit comme un «i», pose en majesté. «Plus tard, je ne serai ni pilote ni docteur mais professeur d’école!» déclare-t-il en rajustant le col de sa chemise blanche.

Combien d’enfants de tous âges ces éducateurs admirables de dévouement, véritables croisés de l’instruction publique, sont-ils en train de sauver? Des millions. A l’instar de cette bande d’adolescents en haillons qui, en contrebas de l’école de Kericho, astiquent des voitures près d’un ruisseau pour gagner quelques shillings. En janvier, le directeur de la Township Primary School y faisait justement laver son cyclomoteur. «Je leur ai proposé d’apprendre à lire, raconte Stanley Mutai. Cela les tentait. Mais un problème se posait: ces gaillards ont 17, 18 ans… Pour leur épargner le ridicule de fréquenter une classe de CP, nous avons donc créé une session de cours du soir spécialement pour eux.» Et voilà comment, grâce à des enseignants zélés, de jeunes défavorisés apprennent chaque soir l’alphabet et les rudiments des mathématiques.

«Pendant la saison des pluies, les enfants, déjà affaiblis par le paludisme, prennent froid et attrapent la tuberculose»

«L’égalité est dans l’ordre des choses possibles! Avec l’inégalité d’éducation, je vous mets au défi d’avoir jamais l’égalité des droits! L’inégalité d’éducation est le plus grand obstacle que puisse rencontrer la création de mœurs vraiment démocratiques.» Ainsi s’exprimait Jules Ferry en avril 1870 lors d’un discours au profit de la Société pour l’instruction élémentaire, à Paris. Dans la savane, à Oloosinon Primary School (150 élèves), quatre instits, lointains disciples du fondateur de l’école laïque, gratuite et obligatoire souscrivent sans hésiter à cette vibrante exhortation. Leur école, située en bordure de la réserve de Masai-Mara (sud du Kenya), bien connue des amateurs de safaris, manque de tout. De chaises, de pupitres, de livres, de craies, de crayons. Ici, les bambins apprennent à compter à l’aide de capsules de Coca-Cola, de Fanta ou de bière Tusker. Et une seule classe, sur quatre, possède sa salle de cours. Les autres écoliers étudient à l’ombre d’un arbre. Ils se partagent, à tour de rôle, l’unique tableau noir, qui passe d’arbre en arbre.

Charmante vision de l’Afrique éternelle que nuance Priscillah Moiko, professeur principal: «Les éléphants et les buffles qui surgissent à l’improviste présentent un réel danger pour les écoliers accroupis dans les herbes hautes. Tout près d’ici, le mari d’une enseignante a d’ailleurs récemment été tué par un buffle. Autre impondérable: à la saison des pluies, de mars à mai, et d’octobre à novembre, les leçons sont régulièrement interrompues par les intempéries. Pendant cette période, les enfants, déjà affaiblis par le paludisme, prennent froid et attrapent la tuberculose. Celle-ci fait des ravages.»

Dans cette contrée reculée, la réforme de l’enseignement demeure un concept flou. Gratuite ou non, la scolarisation est de toute façon souvent regardée comme un fardeau par le peuple masai. Bergers dont le mode de vie n’a guère évolué au fil des siècles, ils préfèrent voir leurs fils garder le bétail plutôt qu’immobiles à observer un adulte s’agiter devant un tableau noir. Ceci explique cela: ici, seul 1 adulte sur 10 sait lire. «Aux yeux de nombreux parents, étudier est une perte de temps», regrette l’enseignante.

Choc des cultures et ironie de l’Histoire: à quelques kilomètres des villages traditionnels, des touristes passent des vacances de luxe à 300 dollars la nuit dans des lodges somptueux. Ce qui devrait, en théorie, profiter aux autochtones. Les 80 000 visiteurs annuels acquittent 27 dollars de taxe par jour pour visiter la splendide réserve de Masai-Mara, où lions, girafes et zèbres abondent. Selon un accord déjà ancien, 19% de ce chiffre d’affaires, soit plus de 1 million d’euros par an, devrait revenir à la population locale. Hélas! les Masai, éternellement lésés, n’ont jamais vu la couleur de cet argent. Depuis un quart de siècle, la manne est détournée par les politiciens locaux. Battus aux élections générales lors de la grande alternance du 27 décembre 2002, ces représentants de l’ancien régime viennent d’être remplacés par les élus de la coalition Arc-en-Ciel du président Mwai Kibaki. Au fin fond de la savane aussi, si loin de Nairobi, la «révolution démocratique» semble possible. Une raison de plus de croire à un avenir meilleur pour Zefania, l’agriculteur bientôt lauréat du certificat d’études, ou Daniel, l’enfant des rues devenu premier de la classe.

Source:http://www.lexpress.fr/info/monde/do…ida=392998&p=1

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