LES IVOIRIENS AU SENEGAL

Mme Fatimata Tanoé Touré ambassadeur de la Côte d’Ivoire : «Aucun Ivoirien n’a droit au statut de réfugié au Sénégal »
Source : Le Soleil (Dakar)
23 Septembre 2004

Des Ivoiriens ont toujours vécu au Sénégal, mais ils sont un peu plus nombreux, en raison de la crise qui a perturbé l’équilibre politique et social de la Côte d’Ivoire. Dans l’entretien qui suit, Madame l’Ambassadeur Fatima Tanoé Touré fait le point sur la situation de ses compatriotes au Sénégal. Dans son entendement, les Ivoiriens qui demandent le bénéfice du droit d’asile au Sénégal ne méritent pas ce statut, puisque leur vie n’est en rien menacée dans leur pays d’origine.

Mme l’Ambassadeur, combien y a-t-il d’Ivoiriens au Sénégal et comment vivent-ils ?

La communauté ivoirienne est assez importante dans la circonscription diplomatique que nous dirigeons, et qui est composée du Sénégal, où nous résidons, de la Gambie, de la Mauritanie et du Cap-vert. ( ) A ce jour, nous avons plus de 1500 Ivoiriens enregistrés à Dakar. En Mauritanie où nous étions récemment, nous avons à Nouakchott, 300 immatriculés. Et à Nouadhibou près de 250. Sans compter ceux des Ivoiriens que nous n’avons pas encore pu enregistrer dans nos fichiers. Au Cap-Vert, nous avons une soixantaine d’Ivoiriens qui sont répartis différemment sur les dix villes qui composent le Cap-vert dont neuf habitées. En Gambie, nous avons environs 80 Ivoiriens.

Les un et les autres opèrent dans différents secteurs. Nous avons des cadres dans les institutions internationales, comme l’ASECNA, la BCEAO, le CESAG et bien d’autres ; nous avons les étudiants, les boursiers et les non boursiers. Nous avons aussi les Ivoiriens du secteur informel. C’est-à-dire, des Ivoiriens qui, par la "débrouillardise", arrivent à faire leur bonhomme de chemin. Je crois que c’est le secteur informel qui est le plus important, parce que c’est lui qui englobe tous les Ivoiriens qui, pour une raison ou une autre, se trouvent à Dakar.

Qu’est-ce qui, selon vous, amène ces Ivoiriens à quitter la Côte d’Ivoire pour s’installer au Sénégal?

Certains sont venus avec l’idée de s’installer à Dakar. D’autres en partance pour l’Europe pensaient qu’ils allaient obtenir plus facilement le visa qu’à Abidjan. Mais, quand ils se sont buttés à la réticence des différentes ambassades auxquelles ils se sont adressés, ils ont demandé aux autorités sénégalaises de pouvoir s’installer ici. Mais il faut dire que l’expérience que nous vivons là est un peu différente de celle de la Côte d’Ivoire ( )

Vous voulez parler de l’emploi, parce qu’il se dit qu’il n’est pas facile pour les personnes qui ne sont pas de nationalité sénégalaise d’avoir un emploi.

( ) La situation économique que vivent nos pays n’est pas la même. C’est pour cela, à mon sens, qu’il y a des réticences quant à libéraliser l’emploi au Sénégal et ailleurs. ( ) Notre pays est essentiellement agricole et ce n’est pas le cas au Sénégal ou ailleurs. Mais, je pense que de plus en plus, à cause de l’espace communautaire, à cause de tout ce que la CEDEAO a prévu dans ses textes, c’est-à-dire la libre circulation des personnes et des biens, de plus en plus l’intégration pourra se faire. Dans tous les cas, les Ivoiriens qui sont ici arrivent tant bien que mal à s’en sortir, à se faire accepter par nos frères sénégalais.

Oui, mais nous avons rencontré des demandeurs d’asile dans le quartier Point E. Ils vivent dans des conditions misérables, ils reprochent à l’ambassadeur de la Côte d’Ivoire de ne pas leur venir en aide

( ) Ces demandeurs d’asile, je les connais très bien. Ce sont des gens qui ne veulent rien faire. Ils veulent se faire porter par l’ambassade. L’ambassade ne peut pas les porter. Ils ne sont pas les seuls ici. ( ).

Ces demandeurs d’asile sont des personnes que nous avons souvent reçues. Ce sont des gens que moi-même et mes collaborateurs avons aidés, avons porté à bout de bras. Et l’on ne peut pas porter quelqu’un à bout de bras toute sa vie. Tous ceux qui sont venus à Dakar et qui vivent à Dakar du fait de la crise n’ont aucun problème.

Il se trouve que la plupart de ces demandeurs d’asile ne sont pas des Ivoiriens, il faut que vous le sachiez. Nous avons mené des enquêtes, ils sont venus nous voir, et dans les entretiens que j’ai eus avec certains d’entre eux, je me suis rendu compte que ce ne sont pas des Ivoiriens. Nous avons des questions techniques que nous posons pour les avoir. Certains te disent qu’ils viennent de Yamoussoukro, quand tu leur demandes, Yamoussoukro c’est de quel côté de la Côte d’Ivoire, ils te disent c’est vers Aboisso

Madame, les personnes qui sont au Point E, et qui vivent de façon oisive, leur avez-vous proposé de les aider à retourner en Côte d’Ivoire?

Nous avons eu à payer des billets pour certains. Il y en avait qui étaient très malades. Parce qu’ils vivent dans des conditions très précaires. Nous avons également eu à payer des tickets de train, sur Bamako, et ensuite le car sur Abidjan. En leur donnant même de l’argent de poche. 50.000F par personnes, je peux vous le dire puisque je l’ai fait régulièrement. Ceux qui sont là généralement, ce sont des gens qui viennent d’Afrique centrale. Ils sont ici pour des raisons que je voudrais taire

Nous avons reçu les photocopies des documents d’un grand nombre de ces personnes et c’était bien marqué, pays d’origine : Côte d’ivoire.

Il y a des conditions pour demander l’asile et pour être accepté. La vie de ces personnes n’est menacée d’aucune manière. Ils sont comme vous et moi. Ils ne représentent rien sur l’échiquier politique. Et à aucun moment le pays ne nous a envoyé un document pour dire qu’on rejette telle ou telle personne.

Des gens qui ont joué des rôles importants dans la vie politique sont venus ici. Toutes les personnes qui sont rentrées en Côte d’Ivoire, il y en a qui étaient au gouvernement. Elles sont venues au Sénégal et sont retournées en Côte d’Ivoire. Et elles n’ont jamais été inquiétées, ni par les autorités sénégalaises, ni par les autorités ivoiriennes. Et ces personnes-là n’ont pas demandé l’asile.

Alors, je ne vois pas pourquoi on va donner un document autorisant le droit d’asile à des personnes dont la vie n’est pas en danger. Les gens du ministère de l’intérieur, chaque fois qu’il y a ces genres de problèmes, ils viennent nous voir, et souvent nous faisons venir la personne concernée. Quand nous lui posons des questions, nous nous rendons compte qu’il n’a rien à faire à Dakar. Il y a des gens à qui j’ai payé le ticket pour retourner en Côte d’Ivoire, ils l’ont vendu. Maintenant, quand nous voulons faire retourner des Ivoiriens en Côte d’ivoire, nous les mettons dans le train. Certains descendent à Bamako et reviennent. Alors ce sont tous ces gens-là qui sont au Point E. Ils ne peuvent pas venir à l’ambassade, après avoir joué à ce jeu-là. Nous assurons la protection de tous nos ressortissants. Même ceux qui ne sont pas Ivoiriens, nous les protégeons jusqu’à ce que nous nous en rendions compte. Alors, nous approchons l’ambassadeur du pays concerné. ( ) Et nous nous arrangeons toujours pour que ces personnes retournent dans le pays de leur choix. Souvent, nous payons ces voyages de notre poche, car il n’y a pas de budget affecté à l’ambassade pour cela. L’année dernière, nous avons demandé un budget, et je crois que c’est seulement un million de francs Cfa qu’on nous a affecté pour tout le monde qu’il y avait à rapatrier. C’est très souvent que nous avons demandé une tarification spéciale au représentant de Air Ivoire. Les Ivoiriens qui sont au point E savent pourquoi ils y sont. Ils ont choisi la vie facile. On ne peut pas encourager cela. C’est très souvent que je leur parle. Il y en a qui ont commis des exactions dans d’autres pays, quand ils viennent à Dakar, ils ne veulent même pas qu’on sache qu’ils sont là

Parlons du cas des étudiants, de ceux qui ne sont pas boursiers et qui ont de réels problèmes de survie

Nous avons plusieurs moyens d’aider ces gens. Des fois, ils ont des difficultés réelles, parfois même pour le payement de la scolarité, ce sont les parents qui doivent leur envoyer un peu d’argent. Il faut que les Ivoiriens comprennent : il y en a qui acceptent de faire de petits métiers pour subvenir à leurs besoins. Il y en a qui n’acceptent pas. Ceux qui acceptent de faire des petits métiers ont moins de problèmes. Quand ils viennent nous voir, en cas de maladie, nous les aidons pour les médicaments de première nécessité. Ensuite quand ils rentrent à l’hôpital, nous intervenons.

Dans les cas extrêmes, quand des personnes meurent, nous appelons Abidjan, nous faisons un document que nous transmettons au ministère des Affaires étrangères qui le répercute au ministère des Affaires juridiques et consulaires, et nous faisons un communiqué pour prévenir les parents pour qu’ils nous disent ce qu’ils veulent faire. Parce que s’ils veulent rapatrier le corps, cela se fait à leur frais. S’ils nous demandent de l’enterrer ici, nous nous organisons, c’est nous qui payons de notre poche, très souvent. Ce sont des cas sociaux. Nous les avons recensés dans un document. Nous avons demandé aux uns et aux autres d’être solidaires.

Cela ne les empêche pas d’avoir des problèmes

Nous avons recensé en même temps les problèmes auxquels ils étaient confrontés, même en ce qui concerne les boursiers Ils ont des retards dans les payements des bourses, et nous sommes obligés de couvrir tout cela. Nous sommes obligés de le faire parce qu’il y va de la notoriété de la Côte d’Ivoire, de son image de marque. Tout cela est dû au fait que souvent les budgets sont votés avec du retard. Nous nous rendons dans les établissements et parlons avec les responsables ; nous leur écrivons pour leur demander de patienter. Nous voyons aussi ce que nous pouvons faire avec les étudiants pour qu’ils puissent vivre en attendant. Il faut qu’ils puissent manger. À leur niveau, les étudiants ont besoin d’organisation. Je leur demande de s’organiser sur deux mois, au cas où la bourse ne vient pas à temps. Ce que nous faisons pour les factures, nous demandons au ministère de l’Enseignement supérieur de les payer directement, de ne pas leur reverser les factures. Certains préfèrent avoir l’argent, ils nous écrivent parce que cela leur revient moins cher de loger chez l’habitant. Les filles ont moins de problèmes parce qu’elles sont organisées et vivent ensemble pour alléger les coûts.

Les Ivoiriens sont organisés en association au Sénégal. Ont-ils transporté au Sénégal les problèmes de division politique qui les opposent en Côte d’Ivoire ?

Nous leur avons fait comprendre qu’ici, nous sommes tous des Ivoiriens d’abord. Et par conséquent, ils sont nos meilleurs ambassadeurs. Ce sont eux qui sont en contact avec la population. Et ce sont eux qui représentent le relais de tous ce que nous pouvons faire. Donc, s’ils se comportent mal, c’est la Côte d’Ivoire qui sera mal jugée. Je crois que ce message est passé, et nous aussi, nous avons oeuvré pour cela.

Nous fonctionnons ensemble : le RDR, le PDCI, le FPI, l’UDPCI. Nous nous retrouvons pour faire des réunions, sans le moindre problème. Parce que c’est cela la Côte d’Ivoire à l’extérieur. L’ambassade est aussi la maison de tous les Ivoiriens, parce que le chef de l’Etat que nous représentons, est le président de tous les Ivoiriens. Récemment, nous avons fait la journée de la réconciliation et tous les quatre grands partis étaient présents. Ceux qui ne pouvaient pas êtres présents se sont fait représenter.

Vous fréquentez le milieu des Sénégalais. Quelle idée se font-ils des Ivoiriens ?

Les Sénégalais nous ont toujours considéré comme leurs frères. Ils disent souvent que la Côte d’Ivoire, c’est le frère jumeau du Sénégal. Et ils ont beaucoup d’admiration pour la Côte d’Ivoire, je crois Nous pouvons l’affirmer parce que leur référence dans les réunions comme ailleurs, c’est toujours la Côte d’Ivoire, même la Côte d’Ivoire en crise.

Le succès ivoirien, c’est le développement économique. Je crois qu’il y a des incompréhensions. Quand la Côte d’Ivoire organise une manifestation, tout le monde est là. Pour nous soutenir. Pendant la crise, ils ont décidé, pendant près de six mois dans toutes les mosquées du Sénégal, de prier pour la Côte d’Ivoire, tous les vendredis. À l’Eglise, j’ai rencontré Mgr Sarr, il m’a dit que les gens viennent faire des prières pour la Côte d’Ivoire à la fin de chaque messe. La préoccupation des gens à Dakar, Banjul, à Nouakchott et à Praia, c’est de revoir la Côte d’Ivoire rejouer pleinement son rôle. Parce que ces destinations portent le poids de la crise que nous vivons. Je crois qu’il y a beaucoup de sincérité. Des gens m’ont dit que la plupart de leurs finances, et leur bien viennent de la Côte d’ivoire, leurs enfants y sont établis. Plus la crise dure et plus la vie est difficile pour eux. Une dame m’a dit qu’on lui a coupé l’eau et l’électricité parce que son enfant ne peut plus lui apporter de l’argent comme avant. Donc ils sont conscients.

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