Les manuscrits trouvés à Tombouctou

Un patrimoine inestimable en danger
Les manuscrits trouvés à Tombouctou
Source : http://www.monde-diplomatique.fr/2004/08/DJIAN/11470
Par Jean-Michel Djian
A l’orée du Sahara et à quelques encablures du fleuve Niger, Tombouctou, au Mali, a longtemps été une cité fermée aux Européens. Carrefour commercial à l’époque des caravanes, elle fut aussi le siège d’une intense vie intellectuelle. Au cours de cet âge d’or, des milliers de livres ont été écrits à la main puis abandonnés à la poussière du désert. On commence à les exhumer. De la nuit de l’oubli émerge ainsi une passionnante histoire de l’Afrique jusqu’à présent ignorée.

A Tombouctou, la progressive découverte de vieux manuscrits, dont certains remontent au XIIIe siècle, est en passe de devenir un enjeu historique pour toute l’Afrique. Plus de 15 000 documents ont déjà été exhumés et répertoriés sous l’égide de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) ; 80 000 autres dorment encore quelque part dans des malles ou au fond des greniers de la ville mythique (1). Ces précieux écrits qui firent la gloire de la vallée du fleuve Niger entre le XIIIe et le XIXe siècle (2), sont menacés de décomposition et de pillage par des trafiquants.

De rarissimes ouvrages, écrits en langue arabe, parfois en fulani (peul) par des érudits originaires de l’ancien empire du Mali (3), transitent par la Suisse, où on les maquille ; puis sont proposés à des collectionneurs qui se les arrachent. Chef de la mission culturelle de Tombouctou, M. Ali Ould Sidi ne cache pas son inquiétude : « Les manuscrits dont sont dépositaires les habitants doivent être identifiés, protégés, restaurés, sinon Tombouctou se verra dépecée de sa mémoire écrite. Une mémoire dont on ne soupçonne pas la portée. »

Tombouctou, la « ville sainte », la « mystérieuse », l’« inaccessible » qui fascina tant d’explorateurs – de l’Ecossais Mungo Park au Français René Caillié et à l’Allemand Heinrich Barth – est une fabuleuse cité de sable située au nord-est de l’actuel Mali, aux confins sud de l’immense désert du Sahara et en retrait sur la rive gauche du fleuve Niger. Fondée vers le XIe siècle par les Touaregs, la cité s’impose, à partir du XIVe siècle, comme un centre de commerce capital entre l’ancien Soudan (4) et le Maghreb. Le sel de Taoudenni, l’or des mines de Buré et les esclaves du Ghana y transitent. Marchands arabes et perses y côtoient des voyageurs (5) et des philosophes musulmans animés de l’ardent désir de gagner à la foi d’Allah les populations locales. C’est l’époque où l’Afrique sahélienne se partage entre les empires qui se convertissent à l’islam et les autres. Si celui des Mossis (actuel Burkina Faso) résiste à se donner à la religion de Mahomet, l’Empire songhaï – qui succède à l’empire du Mali à la fin du XIVe siècle – y adhère.

Les trois grandes cités de la région (Tombouctou, Gao et Djenné) deviennent les pôles d’une effervescente civilisation islamo-soudanienne dont la mémoire reste vivace. Au XVe siècle, Tombouctou ne comptait pas moins de 100 000 habitants (30 000 aujourd’hui), dont 25 000 « étudiants » qui fréquentaient l’université de Sankoré désormais transformée en mosquée. Les conférences des oulémas, savants musulmans, étaient retranscrites par des copistes sur de l’écorce d’arbre, des omoplates de chameaux, de la peau de mouton, ou du papier en provenance d’Orient puis d’Italie. Au fil des siècles, un précieux corpus philosophique, juridique et religieux s’est ainsi constitué.

En outre, tout un savoir didactique – consignant pêle-mêle la course des planètes, la tonalité des cordes d’un instrument de musique, les cours des tissus et de la noix de kola – a été conservé dans les moindres recoins des pages de ces manuscrits nomades. Les caravanes qui transhumaient entre Agadez (Niger) et Tichit (Mauritanie), en passant par Sokoto (au nord du Nigeria), transportaient une multitude d’informations destinées à des marchands éclairés. Pendant près de trois siècles, le commerce et la connaissance se sont mutuellement enrichis, à dos de chameau, entre des barres de sel et des sacs de tabac.

Considérés comme une manne scientifique inédite, ces manuscrits mettent à mal le mythe de l’oralité africaine entretenu par des intellectuels comme feu Hamadou Hampâté Bâ (6). Mais quelle valeur scientifique accorder à des documents devenus objets de spéculation plutôt qu’outils de compréhension du passé ? Comment s’emparer de ce gisement de connaissances écrites que les injures du temps menacent de disparition ? Autant de questions qui nourrissent les réflexions d’universitaires américains (7) ou des historiens locaux (8).

Ainsi, en plein cœur de Tombouctou, au Centre de documentation et de recherches Ahmed-Baba (Cedrab), créé par le gouvernement à l’initiative de l’Unesco en 1970, se joue une grande partie de la conscience historique de l’Afrique. En choisissant le nom d’Ahmed Baba, érudit né en 1556 qui enseigna le droit (fatwa), les autorités saluent un résistant à l’envahisseur marocain (9). Elles honorent aussi un savant qui exerça une considérable influence sur ses concitoyens et dont l’orthodoxie de ses enseignements continue de marquer les esprits.

Le Cedrab a reçu pour mission de répertorier, numériser, protéger et restaurer les manuscrits trouvés. Le papier est un support fragile : il craint l’humidité et le feu ; il sèche, se casse, se déchire et finit en poussière. Les termites en raffolent. Le ministre de la culture, M. Cheik Omar Sissoko, précise : « A défaut de récupérer la totalité de ces manuscrits, nous cherchons à encourager la création de fondations privées permettant de reconstituer rapidement des fonds d’origines familiales ; c’est le meilleur moyen de responsabiliser les citoyens et en même temps de protéger ce trésor. »

Car la plupart de ces mystérieux manuscrits appartiennent à des personnes privées. Pour en connaître le contenu, il suffit de se rapprocher de familles qui vous accueillent à bras ouverts. Par exemple, M. Ismaël Diadé Haidara que l’on retrouve devant son ordinateur où il écrit des livres de philosophie et d’histoire, comme Les Juifs à Tombouctou (10). Les juifs ont joué un rôle important dans la montée de l’or du Soudan vers l’Espagne chrétienne. C’est par eux qu’un des pères de la cartographie, Abraham Cresques (1325-1387), juif des Baléares, dont la famille émigra d’Afrique du Nord au début du XIIe siècle, eut connaissance de Tombouctou qui était reliée à l’Afrique du Nord par des chemins dont les ports étaient habités par des juifs. Léon l’Africain, dès la première moitié du XVe siècle, mentionne la présence juive dans le royaume de Gao (11)…

Descendant de la dynastie Kati (12), M. Haidara met un soin méticuleux à expliquer l’histoire de sa fondation, installée à proximité de la mosquée Jingereber, dans une ancienne demeure restaurée de Tombouctou : « Tout ce fonds a commencé à se constituer avec l’exil de mon ancêtre, le Wisigoth islamisé Ali B. Ziyad Al-Kuti, qui quitta Tolède en 1468 pour venir s’installer à Gambu, en pays Soninké. Dès lors, la bibliothèque ne cessa de s’enrichir à travers plusieurs générations de Kati, mes aïeux. Nous avons décidé en 1999 de les exhumer. » Un compendium du savoir médiéval est représenté dans cette bibliothèque : traités de bonne gouvernance, textes sur les méfaits du tabac, précis de pharmacopée… Des ouvrages de droit, de théologie, de grammaire et de mathématiques sont commentés par des savants de Cordoue, de Bagdad ou de Djenné. Sur des étagères grillagées, protégées des ravageuses poussières de sable, des actes juridiques portent sur la vie des juifs et de renégats chrétiens à Tombouctou, témoignent de l’intense activité commerciale de l’époque. La vente et l’affranchissement des esclaves, les cours du sel, des épices, de l’or et des plumes sont l’objet de parchemins adossés à des correspondances de souverains des deux rives du Sahara, illustrés d’enluminures en or.

L’ensemble est souligné, expliqué, annoté à la marge ou sur le colophon, cette dernière page d’un livre ou d’une fin de rouleau de papyrus où le copiste note son nom et la date à laquelle il a achevé son travail. On y apprend, au détour d’une enchanteresse manipulation, la survenue de tremblements de terre ou d’une violente rixe ayant perturbé les écritures. Grâce à quelques traducteurs contemporains, toute une fresque africaine remonte à la surface de l’histoire. Il n’existe aucune homogénéité dans ces textes, et pour cause : si l’écrasante majorité des manuscrits est rédigée en arabe, chaque copiste s’exprimait en fonction de ses origines (tamashek, haoussa, peul, mais aussi songhaï, dioula, soninké ou wolof) selon une base calligraphique commune inspirée du maghribi, sorte d’écriture arabe cursive qui, par sa forme, permettait d’économiser le papier.

Richesse de l’Afrique précoloniale
La portée de certains documents est évidente, en particulier celle du fameux Tarikh el-Sudan (Histoire du Soudan) de Mahmoud Kati (XVe siècle) qui retrace la succession des chefs de Tombouctou. De même, le Tarikh el-Fetash (Histoire « du chercheur ») d’Abderahmane Es-Saad (XVIIe siècle), chronique du Soudan médiéval.

La découverte de ces manuscrits donne à l’Afrique subsaharienne le substrat historique qui lui fut longtemps dénié et dont on commence à saisir l’importance. Comme un écho aux travaux du grand historien sénégalais Cheikh Anta Diop (13), elle souligne la profondeur spirituelle de l’Afrique pré-coloniale. Elle montre aussi que la richesse de cette région s’est bâtie autour d’une dynamique commerciale « transtribale » dont l’islam a été le déclencheur, et les oulémas, par leurs aptitudes à l’enseignement de « masse », les accoucheurs.

Il en est résulté une sorte de continuum culturel à partir duquel la dimension mystique s’est consolidée sur des héritages plus ou moins structurés, jusqu’à l’arrivée des Portugais au XVe siècle. Cheick Dan Fodio (1754-1817), pour s’être inspiré de ses prédécesseurs, en particulier d’Ahmed Baba, confirme dans ses Mémoires que, jusqu’à l’arrivée des Européens, « la pensée africaine cultivait l’amour d’un islam ouvert sur l’universel qui se distinguait très nettement de celui qui était observé dans le monde arabo-musulman (14) ». Constat confirmé au début du XXe siècle (15).

Parviendra-t-on à sauver les précieux manuscrits de Tombouctou ? Pour préserver ce fabuleux patrimoine, 4,5 millions d’euros sont nécessaires. Une somme soixante fois inférieure à l’augmentation de capital que vient de réclamer Disneyland Paris à ses actionnaires pour renflouer son parc d’attractions…

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