Littérature – Calixthe Beyala en toute franchise

Cameroun – Calixthe Beyala en toute franchise
Cameroon Tribune – [08/01/04]
Interview de Calixthe Beyala : son dernier roman "Femme nue femme noire", sa littérature…

Récemment encore, Calixthe Beyala se trouvait à Douala, "sa ville". Toujours aussi fascinante et forte tête, la romancière camerounaise majeure de ces quinze dernières années, est restée elle-même.Vraie. Sur son dernier roman " Femme nue femme noire ". Sur la littérature. Sur notre société. Sur la mondialisation. Sur les intellectuels.

Quel est le regard que vous posez sur New Bell, le quartier de votre enfance, lorsque vous y revenez comme aujourd’hui ?

C’est là que je puise toute ma force et toute mon inspiration. C’est là que s’est construite cette espèce de rébellion que j’ai en moi. On ne se débarrasse jamais de ce passé-là, de son enfance, de ses souvenirs-là. On est modelé par cette terre, cette souffrance, ce charivari de couleurs, d’odeurs, de mélanges, de cultures. C’est un quartier qui m’est cher parce que les gens y sont touchants dans leur naïveté. Ils sont très humains d’une certaine façon. Ils sont aujourd’hui-ce qui me fait très mal- exploités par des espèces de charlatans qui se disent pasteurs. Ils occupent le terrain laissé vacant aussi bien par les intellectuels que les responsables politiques et économiques. C’est un quartier d’où sortiront, je crois, les futurs cerveaux du Cameroun. C’est un quartier dont la situation extrême nourrit l’imaginaire.

Comment les gens que vous rencontrez ici vous regardent-ils ?

Je perçois beaucoup de respect pour moi, beaucoup d’amour, ce qui me touche énormément. Chaque Camerounais qui me voit vient me saluer respectueusement et j’ai la chance de ne plus appartenir à une ethnie. Je crois que je suis l’une des rares personnes au Cameroun à échapper à tout ça. Je suis Beti certes, mais mes sœurs étaient Bamiléké puisque ma mère a d’abord épousé un Bamiléké. J’ai grandi ainsi. Je ne ressens jamais, en ce qui me concerne, ces divisions qui séparent les Camerounais entre eux quelques fois. Je n’ai pas de sentiment d’appartenance ethnique ou clanique et les Camerounais ne me le font pas ressentir. C’est extraordinaire.

Figure marquante de la diaspora camerounaise, vous sentez-vous proche, concernée et interpellée par la marche du pays ?

Je ne peux qu’être interpellée parce que nos destins sont liés. Quand le Cameroun est en difficulté, je suis en difficulté. Quand le Cameroun va bien, je vais bien. C’est vrai que je m’occupe énormément de la diaspora en France. Mais dans un objectif très précis parce que je suis sûre que plus cette diaspora deviendra forte, plus le Cameroun sera fort et tous les pays d’Afrique également en réalité. Nous pourrons peser sur la direction politique de la France avec nos votes, sur la direction des autres pays dans lesquels nous vivons. De manière à ce qu’ils ne prennent pas n’importe quelle décision concernant nos pays d’origine. Vous savez, les politiques africaines se jouent énormément à l’extérieur. Si vous avez une diaspora africaine très forte et puissante qui occupe des postes de responsabilité, vous pensez qu’il n’y aurait pas de meilleures décisions pour l’Afrique et pas des tricheries comme on en voit en ce moment un peu partout dans le monde ? La communauté noire de France aura ce pouvoir dans les prochaines années. J’ai d’abord travaillé pour une prise de conscience. Ils pourraient voter -c’est ce qu’ont fait les Noirs aux Etats-Unis,- élire le président de la république française et lui imposer ensuite leur point de vue sur l’Afrique.

A la faveur d’un colloque à Yaoundé il y a quelques années, vous énonciez déjà quelques appréhensions pour l’Afrique en ce qui concerne la mondialisation. Toujours inquiète ?

Plus que jamais ! Plus que jamais, je nourris des appréhensions par rapport à la mondialisation. Ce qui s’est passé en Irak, qu’est-ce que c’est ? C’est une forme de mondialisation, sauf qu’on ne nous a pas dit que cette mondialisation veut dire américanisation ou occidentalisation. Je pense que les Noirs devraient se décomplexer et regarder les choses en face. Aujourd’hui, c’est une relation économique. Les pays du Sud devraient s’unir. Ils sont une force. Il y a une façon de se tromper sur cette puissance occidentale qui n’est que déclamation. Il n’y a pas de puissance occidentale réelle.

Les intellectuels jouent-ils justement le rôle que l’on attend d’eux en Afrique et au Cameroun ?

Je pense que certains doivent certainement jouer leur rôle. On ne peut pas décréter qu’aucun ne le fait. Maintenant, est-ce qu’on les laisse jouer ce rôle jusqu’au bout ? Est-ce qu’on leur donne l’opportunité de démontrer ce qu’ils ont à dire ? On a l’impression qu’au Cameroun aujourd’hui, posséder des biens est supérieur à la connaissance. On a relégué la connaissance au second plan. Je veux dire qu’une femme qui a de l’argent aura plus de pouvoir qu’une Calixthe Beyala qui n’a que de la connaissance à vendre. Je n’ai rien d’autre. Tout le monde suivra cette femme parce qu’elle leur donnera de la bière ou 1000 francs pour aller au marché. C’est pour cela que je ne peux pas dire que les intellectuels ne jouent pas leur rôle. Est-ce qu’on le leur permet ? Est-ce qu’on les écoute ? Est-ce qu’on leur donne les moyens de pouvoir s’exprimer et diriger leurs peuples ? Je n’en suis pas si certaine puisque les hommes importants de ce pays sont des possédants, des possédants financiers. Je peux vous dire qu’aujourd’hui en Occident, il existe bien des possédants financiers mais le rôle des intellectuels est très important. Ils ont réussi à équilibrer les choses. Or ici, il suffit de justifier d’un capital financier important pour exister.

Pour parler à présent de littérature, pourquoi " Femme nue femme noire ", votre dernier roman dérange-t-il tant ?

Je ne crois pas qu’il dérange puisque ceux qui disent qu’il dérange sont ceux qui l’ont acheté et lu. C’est le grand paradoxe. En quoi ce livre dérange-t-il ? Parce qu’il parle de sexualité ? Quand vous me demandez si une femme, une Africaine se serait aventurée dans un domaine souvent masculin, je vous demande si l’écriture est masculine. L’écriture a-t-elle un sexe et des origines ? Quand j’ai écrit " C’est le soleil qui m’a brûlée ", est-ce qu’une Africaine avait déjà abordé le sujet ? Non. Quand j’ai écrit " Le petit prince de Belleville " sur l’immigration, personne ne l’avait fait. A chaque fois, j’ai été la personne qui a ouvert au monde littéraire noir des thématiques et des zones d’exploration nouvelles. Même si on ne me salue pas toujours. Effectivement, le pionnier est celui qui travaille plus et récolte le moins en général. " Femme nue femme noire " est le premier livre érotique africain comme " C’est le soleil qui m’a brûlée " avait été, en roman, le premier livre féministe africain, dans le sens propre du terme. Comme " Le petit prince de Belleville " a été le premier sur l’immigration. Comme " Les arbres en parlent encore " est l’un des livres les plus traditionalistes sur la pensée et la philosophie africaines. Ils n’avaient pas pensé à le faire, les autres. Mais c’est aussi mon rôle de faire ce genre de travail. Que l’on aime ou que l’on aime pas, peu importe. Au même moment, j’ai remarqué qu’au fil des années, je suis suivie par tout le monde, par les intellectuels africains qui imitent mon travail, mon style, mes thématiques. Ça veut dire que j’avais raison. C’est le meilleur paramètre que je puisse avoir. C’est-à-dire que les thématiques critiquées par ces mêmes intellectuels sont, quatre à cinq ans plus tard, reprises par eux. Pourquoi ce livre dérange ? C’est un livre érotique certes, mais c’est aussi un livre de réflexion sur la société camerounaise, sur la dépravation même de cette société.

Comment cela ?

J’ai l’impression que notre société subit un véritable pourrissement par les racines. Quand je passe dans la rue, je vois toutes ces petites filles de 14 ou 15 ans qui attendent les petits Blancs sur les trottoirs. De petits Blancs qui ne peuvent même pas avoir une femme chez eux et qui se permettent d’utiliser nos filles ! Et personne ne dit rien et ça paraît normal à tout le monde. C’est de la dépravation. Quand on se rend compte que les gens n’ont même plus le sens de la valeur de l’argent au Cameroun… Vous donnez 10 000 F à quelqu’un, il ne se rend pas compte que ces 10 000 F représentent des heures de travail, il ne vous dit même pas merci. Il n’y a plus de rigueur, il n’y a plus de valeurs morales, il n’y a plus de repères. Nous sommes entrés quelque part dans une société de facilité, de facilité sans travail. C’est dangereux, c’est très dangereux de faire croire aux gens qu’ils peuvent gagner sans travailler. Indépendamment de cela, le peuple camerounais est un peuple courageux, un peuple brillant, malin même. Cela, je ne peux le lui retirer. Les Camerounais savent toujours s’en sortir mais en ce moment, il y a un véritable danger avec ce pourrissement. Voyez l’alcoolisme, pourquoi personne ne s’en occupe ? Je vois ici des femmes qui, sur la route du marché, s’asseyent sur des caisses de bière pour boire. Je n’avais jamais vu ça dans mon enfance. C’est un véritable problème. L’alcool va tuer les Camerounais, l’alcool va détruire ce pays. Vous verrez des jeunes ici qui boivent vingt bouteilles de bière par jour. Il faut des campagnes contre cela. C’est aussi important que le Sida et même davantage. Avez-vous suivi aujourd’hui le nombre de cancers du foie chez les jeunes ?

Catherine Millet n’a-t-elle pas, avant vous, mis le livre érotique à la mode ?

J’ai lu " La vie sexuelle de Catherine M. ". Ça n’a aucun intérêt, ça n’a rien à voir avec ce que j’ai fait. Mon livre est d’abord sociologique et politique. Ce n’est pas le cas pour Catherine Millet qui parle, elle, du VIè arrondissement de Paris, d’accord ? J’ai pris un prétexte érotique pour dénoncer une situation.

Une critique de " Femme nue femme noire " dans " Jeune Afrique L’Intelligent " se terminait à peu près par " Que l’on revienne vivement à la littérature ". ..

Vous savez, les opinions divergent selon les journalistes. Je veux dire que ce n’est pas là mon problème. Qu’on revienne à littérature ou qu’on n’y revienne pas, je n’en sais rien. Qu’est-ce que c’est la littérature ? De nombreux journalistes ont chanté les louanges de " Femme nue femme noire ". Tout simplement parce qu’il y a une inventivité linguistique incroyable. Les journalistes de la BBC disent que j’utilise pas moins de 300 inventions pour désigner le sexe d’un homme. C’est de la créativité, c’est l’imaginaire. Et je pense que c’est de la littérature à partir du moment où j’utilise cette créativité. Maintenant, que des gens aiment moins ou plus, ce n’est pas très important. Et puis, les journalistes aiment bien faire des jeux de mots pour faire les intéressants. C’est connu. L’important pour moi, ce sont les critiques des universitaires en général qui sont de vrais critiques littéraires. Rien à voir avec les journalistes. S’il ne vous aime pas, il dira que c’est pas bon. S’il vous aime, il dira que c’est excellent.

Certains de vos lecteurs ont eu un peu de mal à comprendre " Les arbres en parlent encore ". Que signifiait ce retour en arrière ?

Ce retour en arrière était un retour sur moi-même. Il vaut mieux savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va. Dans ce livre, j’ai utilisé toute la mythologie beti. Le livre est divisé en veillées et j’ai repris les modes de narration où l’on commençait avec une réflexion philosophique pour finir avec une autre. J’ai exploré tous les domaines, c’est un livre épais : l’enfance, la vieillesse, les relations homme-femme, la sorcellerie. Il était question de retrouver la philosophie africaine parce qu’on nous a toujours dit qu’elle n’existe pas. Moi, j’ai justement voulu montrer qu’elle existe.

Quel ingrédient aviez-vous à l’époque apporté à " La Petite fille du réverbère " pour que ce roman touche autant vos lecteurs ?

C’est le livre le plus autobiographique de ma vie. Cette petite fille, ce cheminement, ces réflexions, cette recherche de soi, c’était moi-même. Plein de gens comme vous m’ont dit qu’ils avaient été très touchés par ce roman-là. Pourquoi ? Je n’en sais rien. On ne peut pas demander à un auteur d’avoir une vision exacte de ce qu’il écrit. Il y a une dimension inconsciente qui accompagne l’écriture. Tout n’est pas forcément contrôlé ou maîtrisé.

Vos livres n’arrivent pas facilement ici. Comment cela se passe-t-il avec vos éditeurs ?

Première chose, j’ai demandé que mes livres soient faits en livre de poche pour les Camerounais et les Africains parce qu’ils sont un peu meilleur marché. Deuxième chose, c’est un problème de libraires et pas d’éditeurs. Il semblerait que les libraires camerounais ne payent pas. Quand je vais au Sénégal, mes livres sont dans toutes les librairies. Il faut payer les livres avant de les recevoir.

Une certaine opinion, pensant à Michael Jackson, soutient chez nous que chaque fois qu’un Noir émerge, on finit par le casser. Quel est votre opinion là-dessus.

Mon opinion là-dessus est très nette : c’est vrai. Ce n’est pas faux. Si vous émergez, il ne faut pas dépasser un certain niveau. Il faut que vous restiez dépendant, que vous continuez de dire merci. Il ne faut pas que vous deveniez autonome. Si vous êtes autonome, ça veut dire que vous êtes dangereux pour eux. Cela veut dire que vous pouvez dire ce que vous voulez et avoir de l’influence sur votre peuple. Ils essayeront de vous détruire. En ce qui concerne Michael Jackson, je ne me prononce pas parce que je ne sais pas s’il est ou pas pédophile. Et puis, quelles sont les lubies et les hobbies de tous ces gens ? Est-ce que Michael Jackson, si ça se prouve, est le seul. Je n’en sais rien. Mais je sais qu’ils sont nombreux à les avoir, ces lubies. Mais pourquoi lui précisément ?

Est-ce que vous vous êtes vue dans cette position à l’époque de l’affaire de votre livre " Les Honneurs perdus " ?

Avec moi, c’était presque caricatural. Ils estimaient qu’une Noire ne pouvait pas avoir le Grand Prix du roman de l’Académie française et ils m’ont attaquée de toutes les manières. Une Italienne m’a dit qu’ils aiment voir l’image du Noir " Banania ".

Etes-vous sur la défensive depuis cette affaire ?

Je ne suis nullement sur la défensive. Pourquoi le serai-je ? J’ai continué à publier mes romans qui ont continué de très bien marcher. J’ai continué à faire ce que j’avais à faire. J’ai démontré que je ne me laissais pas abattre. Je leur ai dit de ne plus jamais recommencer et je suis sûr qu’ils ne le feront plus.

Avez-vous suivi la création de quatre nouvelles sociétés de droits d’auteur au Cameroun ?

Je suis au courant depuis longtemps. J’avais même été approchée par les artistes camerounais qui voulaient que je représente leurs intérêts. J’ai refusé. Après, c’est des complications extraordinaires. Je sais qu’un homme comme Manu Dibango, un ami personnel, va tenter de mettre de l’ordre dans cette structure. J’espère surtout qu’on lui donnera les moyens pour y arriver. Pour ce qui concerne la nouvelle Société civile des droits de la littérature et des arts dramatiques [Sociladra] je n’en suis pas membre parce que je touche mes droits d’auteur en France. En revanche, si un jour j’écrivais un livre chez un éditeur camerounais, peut-être qu’à ce moment je serai membre de la Sociladra. C’est ma société aussi, pourquoi pas ?

Calixthe Beyala a-t-elle le souci de son image ?

D’après vous ?

En tout cas vous semblez n’avoir pas envie de plaire…

Non. Non. Je n’ai jamais essayé de plaire dans ma vie. Et je pense que tout intellectuel qui essaye de plaire est perdu d’avance. Cela veut dire compromission, abandon d’une manière d’être, de penser. Et je ne l’ai jamais fait parce que toute ma vie, j’aimerais me regarder dans une glace et être fière de l’image que me renvoie ma glace. J’aimerais laisser un nom à mes enfants. Jamais je ne voudrais qu’on leur dise : " Votre mère était une femme sans convictions ". Cela me déplairait beaucoup. Je sais qu’il y a des intellectuels qui essayent à tout prix de plaire, et pour cela ils deviennent des saltimbanques. Je ne deviendrai jamais une saltimbanque. Je dis toujours ce qui est quitte à déplaire, mais jamais je ne le dis pour faire du mal. Quand vous m’entendez condamner quelque chose, même dans des termes virulents, c’est toujours dans l’optique d’une amélioration de la condition humaine. Le fais-je bien ou le fais-je mal ? Peu importe. Ce qui est invariable, et même mes pires adversaires le reconnaissent, c’est ma sincérité et ma profonde conviction.

Source: http://www.cameroon-tribune.net/arti…=13396&olarch=

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