Maternelle sup au Maroc

Cours particuliers, bachotage : afin d’assurer l’avenir de ses enfants, l’élite marocaine fait tout pour qu’ils intègrent dès la primaire le réseau d’écoles français, très coté.

Assis à l’une des cinq petites tables de classe, la tête enfouie dans ses bras, Amine (1) s’endort sur son exercice. Son petit bonhomme, au contour en pointillé, n’aura pas de nez. Il est presque cinq heures, c’est la fin de journée dans cette petite section de maternelle. «Il commence à fatiguer, vivement que ce test soit passé», soupire sa maman en prenant l’enfant dans ses bras. Nous sommes au Maroc, à la fin du mois de mai et les familles aisées croisent les doigts quant à l’avenir de leurs enfants. Début juin, Amine, tout juste 4 ans, passait le test d’entrée à la Mission française. Un véritable concours grâce auquel un enfant sur dix, sur les milliers à se présenter, réussira à intégrer, à la rentrée prochaine, une des cinq écoles primaires françaises installées à Casablanca.

ETROIT PORTILLON

Depuis septembre, Amine s’y prépare. Le samedi, deux heures de révision avec un professeur particulier l’attendent, et rebelote mercredi après-midi. «Au début de l’année, c’était seulement une heure par semaine», rectifie un peu gênée sa mère, pharmacienne, qui a préféré intensifier le rythme des cours privés à l’approche du jour J. Maya, grands yeux noisette et une pêche d’enfer,tourbillonne dans la classe : «Elle, c’est le mardi entre midi et deux qu’elle va chez une dame», pour avoir «toutes les chances de réussir au test», précise son père juriste. Si ces parents ont choisi d’inscrire leurs enfants dans cette école maternelle privée, nichée dans un quartier résidentiel de Casablanca, c’est pour sa réputation de bien préparer à l’admission dans les écoles françaises. L’enseignement y est dispensé exclusivement en français. Dans la classe des 3-4 ans, cette année, ils sont plus de la moitié sur vingt-huit à être inscrits à l’examen de la Mission et la moitié de ceux-ci suivent, en plus, des cours individuels. «Un non-sens qui ne sert qu’à rassurer les parents», glisse dans un soupir Fatiha, l’institutrice, grande brune de 32 ans, qui avoue parfois craquer devant la psychose des parents. «Hier, s’énerve-t-elle, une maman m’a fait un scandale parce qu’elle s’est rendu compte que sa fille de 4 ans ne savait pas compter jusqu’à dix, et ne connaissait pas toutes les lettres de l’alphabet.» Dans cette classe, où les quatre abécédaires accrochés au mur laisseraient penser que l’on se trouve déjà en moyenne section, Fatiha essaie tant bien que mal de résister à la pression parentale. Pas toujours facile. «Beaucoup pensent que si leurs enfants savent lire et écrire à 4 ans, ils seront repérés par les examinateurs. On a beau expliquer que le test consiste à évaluer l’autonomie de l’enfant, son éveil et surtout sa maîtrise du français, rien n’y fait.»

Dans la classe des 4-5 ans, Isabelle avoue avoir calqué son programme sur l’échéance de l’épreuve. Cette année, sur ses vingt-neuf élèves, vingt-cinq tenteront le concours d’entrée en grande section de maternelle, pour beaucoup leur dernière chance d’intégrer le cursus français. «Dès le mois d’avril, on est obligés de les mettre en condition, par exemple en ne donnant qu’une seule fois les consignes des exercices.» Depuis dix ans qu’elle enseigne dans cette école, cette Française, ancienne infirmière, avoue ne plus supporter l’angoisse chaque année plus grande des parents, l’injustice de voir des enfants brillants ne pas réussir, et surtout le sentiment que sa classe «se transforme en classe préparatoire».

Avec des frais mensuels de scolarité entre 3 000 et 4 000 dirhams (entre 262 et 350 euros), environ le double du salaire minimum marocain (d’environ 180 euros), l’accès à ces écoles «préparatoires» est évidemment conditionné par le revenu des parents. Avec 26 400 élèves, dont 18 000 de nationalité marocaine, le réseau de l’enseignement français au Maroc a beau être le plus dense au monde, il ne concerne que les classes aisées.

Dans ce pays de 30 millions d’habitants, l’école française publique et laïque, placée sous la tutelle du Quai d’Orsay, n’a jamais eu pour mission d’éduquer les masses. Initialement réservée aux enfants des fonctionnaires de l’administration coloniale du temps du protectorat (1912-1956), l’école, qui a ainsi vu défiler Elisabeth Guigou, Dominique Strauss-Kahn ou Dominique de Villepin, a fini par ouvrir, en 1935, ses portes aux «musulmans et israélites» marocains. Une petite poignée seulement, l’objectif étant alors de former une élite locale, moderne et attachée à la France. Souci qui perdura après l’indépendance du Maroc en 1956, et qui fait que, aujourd’hui encore, les ministres les plus en vue, les grands technocrates de l’administration marocaine, ou des personnalités comme Gad Elmaleh en sont issus. Les ministres actuels des Affaires étrangères, de la Santé, de l’Equipement, des Affaires générales sont passés par les écoles françaises, tout comme les directeurs de la compagnie aérienne nationale, de l’électricité et celui des ports.

NOS ANCÊTRES LES GAULOIS

Le succès de cette filière est tel que, ces dernières années, il a fallu fixer des bornes. Jusqu’en 1990, l’enseignement laïc français est resté ouvert à tous et gratuit, séduisant essentiellement la grande bourgeoisie locale soucieuse de maintenir le lien avec l’intelligentsia française et une petite minorité de familles de la classe moyenne. Mais en 1989, l’arabisation brutale de toute la filière du bac marocain a changé la donne. Les demandes de scolarisation à la Mission française ont alors afflué, au moment même où les restrictions budgétaires imposées par Paris obligeaient à réduire les effectifs et à fermer des classes. Le test d’entrée en maternelle fut alors imposé pour trier les candidats non français. Et la gratuité supprimée. Les frais de scolarité tournent autour de 20 000 dirhams (1 800 euros) par an : c’est un peu plus que le PIB annuel par habitant… Il n’empêche que l’échec de l’enseignement marocain, classé cette année par la Banque mondiale comme l’un des plus mauvais du monde arabe, n’a fait que renforcer l’attrait du système éducatif français, lui faisant jouer un rôle qui souvent le dépasse.

Avec un taux de réussite au bac d’à peine 13 %, pas question pour Amina de mettre sa fille de 4 ans dans le système public. Pourtant cette pharmacienne de 41 ans a fait toutes ses classes dans un prestigieux lycée public de Casablanca. «Aujourd’hui, ce serait impensable», explique-t-elle. Mais cette maman stressée, qui a failli craquer rien qu’en remplissant sur Internet le formulaire d’inscription au concours d’entrée en maternelle («je l’ai fait relire trois fois»), avoue pourtant avoir eu des doutes sur son choix. «Il y a quand même un risque de déphasage culturel», reconnaît-elle. Avec un programme calqué sur celui de l’Education nationale française (nos ancêtres les Gaulois ou l’apprentissage des départements), les écoles françaises à l’étranger se voient souvent reprocher leur manque d’ouverture sur la culture locale. Il y a trois ans, Mustapha Ramid, un des ténors du parti islamiste légal, le Parti de la justice et du développement, avait même été jusqu’à taxer publiquement les enfants de la Mission française de «non marocains», glaçant d’effroi la bourgeoisie arabe. Mais difficile de résister à l’attrait d’un taux de réussite au bac qui frôle 100 %. «C’est une filière d’excellence qui donne la possibilité de poursuivre des études à l’étranger», souligne Amina. Consciente qu’à 4 ans, la réussite d’un test relève «d’abord du coup de chance», la jeune femme a prévu pour sa fille une sortie de secours, «l’école américaine», qui ces dernières années voit ses effectifs grossir tout comme l’école espagnole, profitant de l’espace inoccupé par la France.

CHARLOTTE AUX FRAISES

«Si on n’intéresse plus les Français, c’est normal qu’on finisse par aller voir ailleurs», s’énerve Bouchra, une créatrice de bijoux, qui a mis cette année sa carrière en suspens pour préparer elle-même sa fille âgée de 5 ans à l’aide de manuels scolaires achetés en France. Régulièrement critiquée pour son «désengagement», la France privilégie les solutions moins coûteuses, comme l’homologation d’établissements privés marocains autorisés à délivrer le bac français, dont l’accès est désormais tributaire du test de la Mission. «Un système de seconde zone, plus économique pour la France», comme le dénigre Bouchra, ancienne élève de la Mission française. Si sa fille échoue une seconde fois, elle ira frapper aux portes de l’école américaine.

Pour Khalid, l’homologation cette année de deux nouveaux établissements à Casablanca est un «souffle d’air frais». Ce jeudi 9 juin, il accompagne Chemsi, sa fille de 4 ans, au concours d’entrée en moyenne section de maternelle. Les traits tirés derrière ses fines lunettes, ce quadra BCBG se force à sourire. «On ressent une appréhension qu’on ne pensait plus connaître depuis la fin de nos examens», glisse ce notaire casablancais. Il est huit heures, et ils sont une trentaine de parents à attendre dans un silence quasi religieux l’ouverture des portes de la maternelle française Georges-Bizet. Aucun d’entre eux ne connaît le nombre de places disponibles, ni même combien d’enfants se sont inscrits cette année au test qui durant trois jours se déroulera dans la plupart des vingt-trois écoles et lycées français répartis sur tout le territoire marocain. «On sait juste qu’il y a très peu de places, c’est tout ce dont nous avise l’ambassade de France.» Les portes s’ouvrent, quelques enfants pleurent mais Chemsi, elle, avec sa belle robe à fleurs, quitte ses parents sans une larme et suit sans sourciller jusque dans la classe une maîtresse pourtant inconnue. Son père est confiant. Hier soir, il l’a entraînée à une des épreuves du test en lui racontant une histoire de charlotte aux fraises, et «bien qu’elle soit fatiguée, elle a su parfaitement me la résumer».

Les résultats seront connus fin juin. Comme Bouchra l’a dit à sa fille : «Le jour du test, ils ne prendront que les meilleurs.» Peut-être oubliait-elle les enfants dont les familles peuvent aussi bénéficier d’un coup de pouce de hauts dignitaires marocains.

(1) Les prénoms ont été changés à la demande des familles.

Source:
http://www.liberation.fr
NADIA HACHIMI ALAOUI
Mercredi 25 juin 2008

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