MONGO BETI

RENCONTRE AVEC ODILE TOBNER
Quarante ans de lutte et d’action militante avec Mongo Beti

Jean-Marie Volet et André Ntonfo
(2003)
Cet entretien a eu lieu le 26 mai 2003, à Rouen, dans la maison occupée par la famille Biyidi depuis 1982. Odile Tobner Biyidi y évoque sa vie, son engagement aux côtés de Mongo Beti, la saisie du livre Main basse sur le Cameroun, les aléas de la revue Peuples noirs – Peuples africains dont elle a assuré la publication avec son mari pendant plus de dix ans et le retour de Mongo Beti au Cameroun.

Notre visite a pour objet principal l’histoire de la publication de Peuples noirs – Peuples africains avec Mongo Beti, mais avant de parler de la revue, Odile, pourrais-tu nous dire quelques mots de tes origines et de ton parcours personnel et professionnel ?

Bon, concernant mon parcours personnel, je suis née dans une petite ville de province, en Bretagne, à Fougères. J’ai eu une formation catholique dans un Collège, enfin dans une institution de jeunes filles — comme on disait alors — dans une institution religieuse et mes ambitions étaient extrêmement limitées. Mes ambitions académiques était extrêmement limitées, mais j’ai été une très bonne élève. Quand je suis arrivée à la fac, évidemment, je me suis aperçue que c’était un petit peu plus difficile, mais j’ai quand même relativement eu en roue libre une licence et j’ai été recrutée comme prof.

Tu deviens donc enseignante au début des années soixante…

… oui, comme prof certifiée ; prof certifiée après licence et maîtrise — licence et diplôme comme on disait à ce moment-là. Bon, j’avais fait tout ça un peu sans m’en apercevoir et c’est à ce moment-là que je me suis mise à me dire qu’il fallait que je fasse les choses sérieusement. Je me suis aperçue que je ne savais pas grand chose. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à travailler. C’est aussi à ce moment-là que j’ai rencontré Mongo Beti d’ailleurs, puisqu’il avait été nommé dans le même petit patelin que moi — à Lamballe dans les Côtes du Nord — un an avant moi. C’était le moment où, en France, l’Education nationale évangélisait en quelque sorte toute la campagne. On mettait des lycées partout, dans tous les petits patelins de campagne et les jeunes profs étaient envoyés systématiquement dans ces lycées. Alexandre avait donc été nommé un an avant moi à Lamballe. On était une bande de jeunes profs et c’était assez sympa, sauf qu’on coexistait avec des instituteurs d’EPS. Comme on avait transformé les EPS — les Ecoles primaires supérieures — en lycée, il y avait un substrat de vieux profs d’EPS, des instituteurs qui étaient considérés comme l’aristocratie des instituteurs et qui nous voyaient d’un très sale œil parce qu’on ne se tenait pas bien. En même temps, nous on les méprisait totalement parce qu’ils n’avaient pas une formation universitaire. C’était donc très antagoniste, ces deux strates de profs et il y avait des clans… Mongo Beti, lui, préparait l’Agreg et il m’a dit : « Pourquoi ne pas préparer l’Agreg aussi ? Pas d’histoire… » et bon, je m’y suis mise aussi, parce que ça m’intéressait, et puis parce qu’on en éprouvait le besoin. On voulait sortir de ces trous à rats des lycées de campagne, alors on allait à Rennes suivre les cours d’Agreg. J’ai été admissible la première fois que je me suis présentée, alors il n’était pas content parce que lui, bon… mais je n’ai pas été reçue. On a demandé une mutation à ce moment là, pour la Seine Maritime, pour être plus près de Paris parce que c’était difficile de suivre les cours d’Agreg avec les allées et venues qu’on faisait. Et on est arrivé ici, à Rouen, dans la banlieue de Rouen. Moi j’avais un congé d’Agreg parce que, comme j’avais été admissible, j’avais droit automatiquement à une bourse. J’ai donc eu une année de congé pour préparer l’Agreg et Alexandre a eu un poste dans la banlieue, on venait de créer les CES, les Collèges, et il a eu un poste dans un Collège.

C’était en quelle année ça ?

C’était les années 64-65 ; j’étais admissible en 64 puisque c’était l’année de la naissance de mon fils aîné, et puis en 65 on est arrivé à Rouen. Je n’ai pas eu l’Agreg ni en 65 ni en 66, lui, il l’a eue en 66, il a été admis en 66, l’année de la naissance de Sarah, et donc j’ai repris un poste en collège. Lui, il est venu au Lycée Corneille en 66. J’ai retravaillé et j’ai fini par avoir l’Agreg en 70, je crois, finalement, et j’ai été nommée à ce moment-là au Lycée Jeanne d’Arc. Et puis après, bon on a été prof tous les deux, moi j’ai refait une thèse de troisième cycle, parce que j’avais envie de travailler. Je n’étais plus toute jeune quand j’ai fait ma thèse, 32 ans, 33 ans, même plus. On a fait toute notre carrière comme ça.

Revenons un instant à ta famille et à tes parents…

Oui, mes parents étaient issus de familles de paysans, mes grands-parents étaient des paysans, ma mère était employée de banque et mon père artisan menuisier. Ils étaient très dynamiques et ils sont devenus ensemble — car c’est ma mère qui gérait tout — ils sont devenus industriels du bois, une petite industrie du bois. Donc c’était des petits notables de province ayant réussi. Mon grand-père est mort comme tous les grands-pères en 14-18 et mon père a été incarcéré par les Allemands pendant la guerre. Il n’a pas été prisonnier de guerre, il a été incarcéré pour des sympathies pour les Anglais. Ensuite, bon, évidemment le problème ça a été quand j’ai voulu épouser Alexandre. Mes parents, catholiques, réactionnaires, ils voyaient ça d’un mauvais œil. Comme tous bons catholiques, ils se sont adressés au réseau catholique pour avoir des renseignements sur ce personnage dont ils ne voulaient pas, et ils sont tombés sur la Maison d’Aujoulat, à Paris, forcément, qui leur a dit : « Ah c’est épouvantable, votre fille va épouser un anté-christ, un seul de ses livres détruit l’ouvrage de 50 missionnaires, c’est l’horreur absolue, il est pour l’union libre ». Moi, il ne m’avait même pas dit qu’il était écrivain, c’était un collègue, c’est tout ; donc ça a été la rupture avec ma famille. Mon père m’a dit : « C’est lui ou nous », alors j’ai dit : « Bon, au revoir, à un de ces jours, je m’en vais ». Mais ça n’a pas duré bien longtemps, parce que ma mère ne le supportait pas. Mon père m’a dit : « Tu reviendras, tu reviendras ! », mais je ne suis pas revenue, c’est lui qui est revenu après la naissance de mon premier fils. Il est revenu parce que ma mère était revenue, elle ne pouvait pas supporter de ne pas voir ses enfants. Il est revenu et il m’a dit : « Tu te débrouilles ». Il était persuadé qu’aucun de ses enfants ne pouvait vivre sans lui, et l’idée que je me débrouille toute seule, bon ça lui en bouchait un coin.

Lorsque vous vous êtes rencontrés, Mongo Beti était donc un collègue et il était assez discret par rapport aux livres qu’il avait déjà publiés ?

Absolument, il était très discret. Quand je l’ai rencontré, jamais il ne s’est vanté d’écrire des livres alors qu’à ce moment là, il était déjà un auteur reconnu à Paris. Il avait eu un Prix, le Prix Sainte-Beuve, et comme je le dis dans un texte que je viens d’écrire, ce qui est remarquable, c’est ce choix qu’il a fait. Il a quand même publié Ville cruelle à 22 ans ; Le Pauvre christ il avait 23-24 ans. C’était vraiment une réussite précoce et là, il a eu l’opportunité d’écrire des articles pour Preuves : Preuves c’était des Américains et ils l’ont envoyé en reportage en Afrique. Il avait une voie toute tracée. Il n’aurait pas vécu de ses romans, mais il aurait trouvé du travail comme journaliste dans les milieux intéressants de Paris, il aurait trouvé, oui, mais il lâche tout ça pour être prof certifié dans un coin reculé de province. Je crois que c’est parce qu’il ne voulait pas être récupéré. Déjà très précocement, il a eu le sentiment qu’on voulait le faire passer par certains…, comment dire, qu’il allait dépendre de certaines personnes et qu’il ne serait nourri que s’il disait certaines choses, que s’il faisait certaines choses. C’est pour ça, aussi, je pense, qu’il a refusé de réintégrer le Cameroun — puisqu’on les contraignait, à l’époque, à retourner au pays. On l’avait nommé proviseur quand il a eu sa licence, on l’avait nommé proviseur d’un lycée de l’Ouest du Cameroun, là où ça allait le plus mal à l’époque. On voulait le compromettre, on lui imposait un poste d’autorité où, d’une façon ou d’une autre, il était grillé comme opposant. Il a refusé ce poste. J’ai retrouvé une lettre de mise en demeure de Mbida — c’était lui qui était le premier Ministre — de mise en demeure de rentrer au Cameroun. On le mettait en demeure de rentrer au Cameroun. Il a refusé.

Vous en aviez discuté ensemble, de la possibilité de rentrer tous les deux au Cameroun ?

Oui, parce que quand on s’est marié — on s’est marié en 63 — il y avait d’autres couples mixtes parmi les étudiants. Parmi eux, il y avait un couple qu’on connaissait assez bien, c’était les Noah, Jourdain-Noah ; sa femme qui était d’une famille française, Maryvonne Sauban, était assez proche de nous. Noah n’était pas un brillant universitaire, c’est le moins qu’on puisse dire. Je crois qu’il a pu entrer à l’université sans bac, bon ça arrive, j’ai connu des gens brillants qui ont fait des parcours assez erratiques, mais toujours est-il que je pense que Noah est parti au Cameroun parce qu’il avait la frousse d’enseigner en France. Il aurait été « bouffé » par les élèves à ses premiers cours. Bref, les Noah sont venus nous voir pour nous annoncer la nouvelle : « Ah ! on rentre au Cameroun, il faut que vous rentriez aussi. Il faut rentrer au Cameroun, il y a des places… ». Je me rappelle aussi quand je passais l’Agreg la première fois, en 64, on était au quartier latin parce que j’avais dû aller pour l’oral à Paris. On rencontrait des Camerounais qui disaient à Alexandre : « Ah ! faut rentrer, faut rentrer, y a des places à prendre, après y aura plus rien, faut rentrer, etc.. ». Il y avait une pression de tout l’environnement camerounais, de tous les gens qui connaissaient Alexandre pour qu’il rentre, mais moi je n’ai jamais fait de pression sur lui. Je n’avais pas spécialement envie d’aller au Cameroun, mais d’autre part lui non plus, lui non plus il n’avait pas envie de rentrer, lui c’était pour des raisons politiques.

A cause de ce qu’il avait publié…

Et aussi, ça ne le tentait pas du tout de rentrer. Tenez, quand on s’est marié il a fallu qu’il demande un certificat, un extrait de naissance au Cameroun, à sa mairie à Mbalmayo. Il écrit. Aucune réponse, rien. On ne pouvait pas se marier s’il n’avait pas d’extrait de naissance avec toutes les mentions marginales et tout ce qu’il faut en France pour un acte de mariage. Donc sans réponse du Cameroun, il a fallu qu’il écrive à un avocat français qu’il connaissait au Cameroun pour lui demander d’aller lui chercher un extrait de naissance. Le type qui s’appelait… — je ne sais plus comment il s’appelait, sa famille était de Lyon, et ses enfants étaient métis puisqu’il était marié à une camerounaise, un de ses enfants a d’ailleurs été champion de je ne sais plus quel sport — enfin bref, il est allé sur place, il est allé à Mbalmayo pour avoir cet extrait de naissance et disait à Alexandre : « Tout est dans un état déplorable, y a plus d’état-civil, y a plus de registres, y a plus rien ; c’est le foutoir, y a plus rien ; pour avoir cet extrait de naissance, il a fallu que pratiquement je le fasse moi-même ; c’est le foutoir intégral là-bas ».

En…

… en 63. Donc, ça n’a pas non plus encouragé Alexandre à rentrer, et on est resté. Mais il suivait toujours attentivement ce qui se passait là-bas, on voyait toujours tous les Camerounais. On était déjà en rapport avec Eyinga, il était venu nous voir dans notre petit appartement de Darnétal. On avait également reçu à Darnétal un maquisard qui avait fait la campagne que Woungly-Massaga, alias commandant Kissamba, avait entreprise lors qu’il avait essayé d’envahir le Cameroun avec une colonne de maquisards venant du Congo Brazza. Ils étaient entrés sur la route de Djoum et ça avait été un fiasco complet, probablement parce que Woungly était un incapable, beaucoup plus qu’à cause des forces camerounaises qui étaient tout à fait mal organisées. Ça a été un échec total. Donc on a eu ce maquisard qui est venu nous voir, il avait été prisonnier et torturé, et il avait vécu des choses assez impressionnantes, parce que à ce moment là, les prisons d’Ahidjo, c’était pas drôle, c’était des camps d’extermination. Les prisonniers qui y séjournaient ressortaient agonisants, mutilés, infirmes, quand ils ne mouraient pas tous là-bas ; non, les nouvelles du Cameroun n’étaient pas bonnes du tout et là-dessus, en 70-71, s’est greffé le procès d’Ouandié. On est parti, à ce moment là, pour dix ans d’avatars divers, de la saisie de Main basse qui s’est entourée de manœuvres policières ; c’est un récit qu’il faudrait faire en détail.

Oui, qu’est-ce qui à poussé Mongo Beti à écrire Main basse sur le Cameroun ?

Quand il a décidé d’écrire ce livre, il était révolté par les comptes-rendus que le Monde faisait du procès Ouandié et, avec Tekam et puis Eyinga, ils s’étaient dit : « On va faire quelque chose », oui, on va faire quelque chose, on va faire quelque chose, mais ça ne venait pas. Alors Alexandre a dit : « Bon, je le fais tout seul », et il s’est mis à écrire ce livre. Il y a consacré tout un été. Il a été dans les documentations de tous les journaux, le Monde, la Croix, l’Humanité, il a fait toutes les documentations — à ce moment là, les documentations des journaux, c’était vraiment ouvert, n’importe qui pouvait aller travailler sur leurs archives — et il a écrit ce livre. Ce doit être l’été 71, si je ne me trompe, ou 72 ; la condamnation c’est décembre 70, je crois, donc c’est l’été 71 qu’il a écrit ce bouquin et puis, au printemps 72, il l’a proposé à plusieurs éditeurs. J’ai encore la lettre de refus du Seuil, Jean Lacouture lui écrit en lui disant qu’il insulte son président, une lettre odieuse, bref, Maspéro a fini par accepter le manuscrit et il est sorti, mais les flics étaient au courant, depuis Pâques au moins, qu’Alexandre préparait quelque chose. On était espionné, probablement par des relations camerounaises : on a vu dans les mémoires des flics qui ont fait saisir Main Basse, qu’Oyono avait écrit un rapport avant que le livre ne sorte.

Oyono, à l’époque, était ambassadeur…

… il était ambassadeur du Cameroun en France, oui, et il a fait un mémoire pour les flics français, disant que Biyidi était un ressortissant Camerounais. En juin, donc avant la parution de Main basse, les flics sont venus chez nous, nous demander ce qu’Alexandre préparait. Je m’en souviens, j’étais seule à la maison et je leur ai dit que je n’en savais rien, qu’il publiait des tas de choses chez des tas d’éditeurs. Alors, ils sont allés le cueillir à la sortie du Lycée Corneille, pour vérifier ses papiers, pour vérifier son identité, et il a sorti les papiers qu’il avait, c’est-à-dire un passeport français, ancien, un ancien passeport français périmé mais authentique. C’était sa seule pièce d’identité à ce moment là. Les flics ont rendu compte à leur hiérarchie, et nous, on est parti en vacances juste au moment de la sortie du livre. C’est aussi à ce moment qu’on a reçu le décret d’interdiction. Il se fondait sur le fait qu’Alexandre n’était pas français ! C’était arbitraire, le décret était arbitraire, la justification était arbitraire, tout était arbitraire, mais n’empêche que le livre a été interdit comme de provenance étrangère car il y avait un décret qui avait été voté en 39 — un des derniers décrets, en 39 ; les français voulaient se protéger contre la propagande nazie qui entrait en France, et ils avaient produit un décret pour interdire en France tout écrit de provenance étrangère. C’était tellement vague, qu’à la limite on ne pourrait pas publier une dépêche d’agence Reuter parce que, une dépêche d’agence Reuter, c’est un écrit de provenance étrangère si on applique ce décret. Etant donné que ce décret portait atteinte aux libertés fondamentales et à la liberté d’expression — et ça, l’avocat de Maspéro l’a bien montré après, quand il a fait un recours — il devait être ratifié par une loi, c’était un décret provisoire, dans l’urgence, mais il ne pouvait être pérennisé que s’il était voté par la Chambre parce que ça portait atteinte aux droits fondamentaux.

Quelque chose m’échappe, Mongo Beti était-il français ou camerounais ?

C’était la question, mais avant de parler de nationalité, je termine avec le décret. La chambre n’a jamais pu le voter puisqu’elle a été dispersée par l’invasion nazie. Donc, le décret n’a jamais été ratifié par une loi. Les gaullistes ont ressorti tout simplement ce décret d’une légalité douteuse pour saisir les écrits anticolonialistes qui leur déplaisaient. Et il y en a eu plusieurs, de saisies : « L’ascension de Mobutu » de Chomé qui était un avocat belge, les numéros de la revue Tricontinental de Maspéro, le livre d’Alexandre… A ce moment là, ils ont arrosé et saisi tout ce qui ne leur plaisait pas. Et ce qui leur déplaisait surtout, c’était les écrits anticolonialistes, contre Mobutu, Ahidjo, etc. Alors bon, ça a été la saisie.

La question de la nationalité s’est posée à ce moment là, et il y aurait aussi beaucoup à écrire là-dessus parce que ça nous a permis de mettre au jour un certain nombre d’abus de la France par rapport au Cameroun. Le Cameroun, c’était un territoire sous mandat. C’était une ancienne colonie allemande et après la guerre de 14-18, la Société des Nations avait confié le mandat d’administration des colonies allemandes soit aux Anglais, soit aux Français, soit à l’Afrique du Sud : le Tanganyika était confié aux Anglais, la Namibie à l’Afrique du Sud et puis les français ont eu le Togo et puis une partie du Cameroun, et les Anglais en avaient aussi une petite partie ; donc territoire sous mandat, et, théoriquement, la France devait respecter une certaine souveraineté de ces territoires : elle ne l’a jamais respectée.

Le Cameroun n’était donc pas une colonie.

Ça n’était pas une colonie, mais il a été traité exactement comme une colonie et la France y a exercé tous les pouvoirs qu’elle exerçait sur ses propres colonies. Notamment, le Cameroun avait des Députés à l’Assemblée de l’Union Française en 45, il y avait des députés du Cameroun à l’Assemblée Française.

Ce qui n’aurait pas dû être.

Non. Tout ça était dans l’illégalité absolue, mais la France ne faisait pas de différence entre « territoire sous mandat » et « colonie ». Par conséquent Alexandre, en 51, quand il a quitté le Cameroun pour venir étudier en France, on lui a donné un passeport français.

Oui, parce que tous les papiers étaient marqués, à l’époque, « République Française », tous les papiers du Cameroun.

C’est ça, alors pour sortir du Cameroun, on lui a donné un passeport français, le passeport bleu qu’on avait à ce moment-là, où il était marqué, je crois « sujet français ». C’était le passeport de la république française qu’il avait pour venir en France, et quand il est retourné au Cameroun, deux ou trois fois, c’était toujours avec ce passeport français qu’il a voyagé. Et ensuite, quand il a été recruté dans la fonction publique, comme professeur certifié d’abord et comme professeur agrégé ensuite, c’était comme prof français, puisque l’article un de la Fonction Publique dit : « Nul ne peut être recruté dans la Fonction Publique s’il n’est pas français » : l’article un de la Fonction Publique ! Il a été recruté professeur certifié comme Français ; professeur agrégé comme Français…

… alors je ne comprends toujours pas comment on a pu interdire son livre s’il était Français.

L’intimidation et les magouilles. Déjà, ils l’avaient cherché au moment de l’agrégation, quand il a été admissible. Quand il avait fait son premier dossier, on ne lui avait rien demandé. Or c’est là qu’il faut fournir tous les papiers pour s’inscrire, et un professeur certifié n’a pas — étant donné qu’il est professeur certifié — à fournir de certificat de nationalité. Donc, il s’est inscrit à l’agrégation comme professeur certifié, avec un dossier réduit : il changeait de catégorie à l’intérieur de l’administration, c’est tout ; il n’entrait pas dans l’administration. Or, ils ont demandé, quand il a été admissible, qu’il fournisse un certificat de nationalité. Lui, il n’a même pas répondu à la lettre. Moi, j’étais toujours dans les angoisses dans ces cas là, mais lui il disait : « Je suis prof certifié, je n’ai pas à fournir ça ». Il a passé son oral — ça l’a un petit peu travaillé quand même quand il passait son oral — et puis il a été nommé professeur agrégé. Eux, ils n’ont pas bougé, ce qu’ils faisaient, ça n’était pas légal, c’était de l’intimidation, c’est tout. Ils tentent le coup, si ça marche, tant mieux, si ça ne marche pas, ils s’écrasent. Et c’était la même chose pour Main basse.

Que s’est-il passé après la saisie ?

Le livre a été interdit en France, mais il est devenu très populaire au Canada, en particulier, où il a été réédité par Léandre Bergeron aux Editions Québécoises. Du coup, on a invité Alexandre à aller au Canada et il lui fallait un passeport pour aller là-bas. Il décide donc de faire renouveler son vieux passeport périmé pour pouvoir aller au Canada. Il va au tribunal d’instance, ici, à Rouen — d’ailleurs dans une petite ville comme ça tout le monde se connaît, petits notables, professeurs, magistrats, parents d’élèves… — et on lui dit : « Ecoutez, votre ancien passeport a été émis avant l’indépendance du Cameroun et, normalement, puisque entre temps le Cameroun est devenu indépendant, la loi veut que les ressortissants de l’Union Française qui étaient en France au moment de l’indépendance de leur pays optent soit pour le Cameroun soit pour la France. S’ils restent en France, ils doivent faire une déclaration, une simple déclaration disant qu’ils gardent la nationalité française ». Ainsi, Alexandre devait faire une déclaration, une simple déclaration disant qu’il entendait conserver ce qu’il avait avant. Et on lui dit : « On vous donne votre passeport, vous partez au Canada, et quand vous reviendrez vous ferez cette déclaration, y a pas de problèmes, c’est purement formel ». Sur ce, il part au Canada, et quand il revient, il écrit sa lettre au Ministère, une lettre de déclaration de nationalité. Bien. Le Ministère répond à ce moment-là — signature illisible — en disant qu’il refuse d’enregistrer sa déclaration : pas de motif, pas de justification, un simple refus d’enregistrer sa déclaration et, à ce moment là, convocation au Commissariat des étrangers à Rouen où on demande à Alexandre de rapporter tous les papiers français en sa possession : c’est le coup de force.

C’est Marcellin qui était le Ministre de l’Intérieur à ce moment-là …

Oui, de 68 à 74. Alors Alexandre leur écrit en disant : « Je voudrais bien que la lettre qu’on m’envoie soit signée. Qui m’envoie cette lettre ? ». On ne lui a pas répondu à lui. On a répondu au Tribunal de Rouen en disant qu’on n’avait pas à se justifier et à dire qui avait envoyé cette lettre. C’était l’arbitraire total. Alors on a téléphoné à ce moment-là à un avocat, à Dumas — qui s’est illustré depuis de façon fâcheuse, mais qui s’était fait remarquer à ce moment-là par sa résistance au régime ; Dumas était l’avocat du Canard enchaîné dans les écoutes. Bon, en fin de compte, Dumas n’a pas traité cette affaire, il l’a fait traiter par une de ses collaboratrices, il n’est jamais venu plaider à Rouen, mais enfin, c’est quand même son cabinet qui s’est occupé de ça. Et Dumas nous a dit au téléphone : « Pour les papiers, vous pouvez aller au Commissariat du port, mais vous dites que vous ne rendez pas les papiers, que c’est moi qui les ai ». C’est ce qu’on a fait. On a trouvé un type très paterne : « Ah, mais c’est pas grave, de toutes façons vous êtes l’époux d’une Française, vous allez faire une demande et vous aurez la nationalité française… », mais nous on disait : « Une demande, c’est pas un droit ! Lui il a le droit ! C’est quand même mieux qu’une demande. On ne va pas lâcher la proie pour l’ombre ». Et c’est là qu’on a engagé une procédure contre l’Etat Français, pour déni de droit fondamental.

Ça n’était donc pas un procès contre l’interdiction du bouquin …

Non, c’était un procès de nationalité, contre l’Etat Français, et c’est ce procès qui a eu lieu à Rouen au Tribunal de Grande instance. Et ça a traîné longtemps, très longtemps. L’avocat de Paris et sa correspondante à Rouen — une avocate qui faisait les actes pour lui — nous disaient : « Pourquoi le procès n’arrive jamais ? C’est parce qu’on attend les réquisitions du parquet ». A ce moment là, le procureur c’était la voix de l’Etat, et le Ministre devait lui donner des instructions écrites — « les réquisitions » du Ministre. Dans notre cas, le procureur attendait vainement qu’on lui écrive quelque chose. Jamais ils ne lui ont écrit, jamais ils n’ont donné au procureur d’instructions écrites. Ils ont laissé le procureur se démerder tout seul ; or le procureur, c’est aussi un parent d’élève ; toute la petite bourgeoisie rouennaise était un peu scandalisée qu’on ose dénier la nationalité française à Monsieur Biyidi, le professeur agrégé bien connu, et il y avait une mobilisation très grande sur place : les syndicats, toutes les associations, tout le monde était mobilisé. Il y a eu des pétitions, il y a eu des milliers de signatures. De plus, c’était le maire de Rouen, Lecanuet, qui était Garde des Sceaux. C’est lui qui aurait dû donner les instructions au procureur, or Lecanuet, il n’avait pas envie d’en donner, bien sûr, comme il avait le procès dans sa ville. D’où, silence radio au niveau de l’Etat. C’était les barbouzes du RPR qui avaient fait la magouille et Lecanuet, il ne voulait pas les couvrir, alors bon, ça traînassait. Le procès a quand même fini par avoir lieu. Ce jour là, mitraillettes dans les couloirs, mitraillettes autour du palais de justice, CRS et mitraillettes partout, on craignait une manifestation populaire alors qu’on n’était que de paisibles profs, des collègues, des mères de familles … on va donc au procès, la salle débordait, le procureur se lève et il dit : « Ben voilà, je suis d’accord avec l’adversaire, parce que l’Etat s’est trompé », et il se rasseoit. Coup de théâtre ! Nous, dans un sens, on a été déçu, parce que comme tout le monde, on attendait une grande bataille, et puis flac, terminé. Nos avocats ont quand même plaidé, ils ont quand même dit ce qu’ils avaient à dire, mais le jugement qu’on attendait dans les quinze jours trois semaines n’intéressait plus personne puisque le procureur avait admis que l’Etat s’était trompé, d’entrée de jeu : Trois mots avant de se rasseoir, mais un désaveu total de la mesure. Alors, qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que c’était tout à fait dans le style des barbouzes gaullistes, le coup de force, le coup tordu par-dessous, si ça réussit, tant mieux, mais vous mettez ça en plein jour, vous voulez un jugement, y a rien, ils n’ont rien pour eux.

C’est à dire que si l’on cède aux intimidations…

… tant pis pour vous, tant pis pour vous. Il n’y avait pas de bases légales pour refuser la nationalité française à Alexandre, et en même temps, ils étaient sur un terrain mouvant, parce c’était la légalité de l’administration du Cameroun par la France qui était en question. L’avocat, pour se couvrir, avait demandé la consultation d’un expert en droit de la nationalité, je ne me souviens plus de quel grand juriste il s’agissait, mais on a payé 3 000 balles pour la consultation, c’est-à-dire ce que je gagnais par mois, et sa conclusion a été qu’il ne pouvait pas répondre parce que dans ce domaine c’était le flou total et l’illégalité ; c’est là qu’on voit que ce qu’on croit sérieux, c’est pas sérieux du tout, que toute la gestion du Cameroun baignait dans l’illégalité, en quelque sorte.

Et ça a eu des répercutions sur l’interdiction de Main Basse ?

Ah ! mais oui, parce que dès que le jugement a été rendu, que le jugement du Tribunal de Grande Instance reconnaissait que Monsieur Biyidi était en possession de l’état de Français, alors Maspéro, aussitôt, a pu entreprendre une procédure pour faire annuler l’interdiction du livre auprès du Tribunal administratif de Paris et le Tribunal administratif de Paris, constatant que la raison d’interdiction était totalement fausse, a levé l’interdiction.

Après combien de temps ?

Oh ! bien, l’année suivante, et Maspéro a fait une édition de poche à ce moment-là, en 78. Et il a demandé des dommages et intérêts qu’il n’a pas obtenus.

Donc l’interdiction a duré pendant à peu près…

… et bien, de 72 à 75-76, voilà. Et pendant ces années-là, on a eu de nombreuses péripéties avec les flics, c’est pour ça que la police, moi … disons que j’ai des rapports assez délinquants … Après la saisie, on avait fait venir des livres du Canada. Léandre Bergeron nous avait dit : « Je vous les envoie », mais on ne pensait pas qu’il nous en enverrait tant : il nous en a envoyé 300. Bon, ça fait déjà pas mal de cartons. Quand ils sont arrivés au port de Rouen, la douane nous téléphone ; on dit : « Oui, oui, c’est des livres ». « Qu’est que c’est comme livres ? », ils demandent. « C’est des livres scolaires », on dit ; et on part pour prendre livraison de nos colis. Alors, ils en ouvrent un pour voir et remarquent au dos du premier livre qu’ils sortent : « Ce livre a été interdit en France etc., le Canada se fait un honneur de le rééditer ». Du coup les douaniers nous disent : « C’est plus de notre ressort, nous on peut pas vous les donner, alors vous allez traiter ce problème avec la PAF, la police de l’air et des frontières de l’époque. Nous en tant que douaniers, on s’en occupe plus. » Alors bref, on repart sans nos bouquins, et peu après la PAF nous téléphone : « Oui, vos livres on va les brûler, ils vont être détruits ». A ce moment là, on connaissait des journalistes, entre autre Pierre Lepape qui était correspondant du Nouvel Obs — il a été critique littéraire au Monde ensuite, et il était marié à une de nos collègues à Rouen — bref, Lepape fait une petite brève de rien du tout dans le Nouvel Obs, deux lignes : « Des livres vont être brûlés à Rouen ». Les autodafés de livres, c’est les nazis qui faisaient ça, on brûlait les livres mal pensants; ça faisait Goebels — on l’a dit d’ailleurs cette semaine quand les instituteurs ont brûlé les livres de Ferry — ça faisait mal dans le tableau de brûler des livres, alors, suite au petit entre-filet du Nouvel Observateur, la police nous rappelle : « Ecoutez, on va pas brûler vos livres, mais on va les renvoyer à vos frais au Canada ». Nous on dit : « Non, non, on veut pas ». « Alors on va les envoyer où ? Vous voulez les envoyer en Allemagne ? ». « Non, ben non ! Envoyez les en Belgique ». On a trouvé l’adresse d’une librairie belge, et nos livres ont été envoyés en Belgique. C’était une libraire dont on avait eu l’adresse par des copains, des Camerounais qui habitaient là bas. Quand elle est allée chercher ces livres à la douane belge, tous les douaniers étaient dessus ; ils pensaient que c’était du porno parce qu’il y avait des scellés partout (rire)…

Bon, après, on allait chercher ces livres au fur et à mesure, à Bruxelles. On allait d’abord à Lille, chez des militants où je laissais ma voiture 76, et puis on prenait une voiture 59 pour aller à Bruxelles. On allait ensuite chez des copains camerounais, un médecin, un type qui est médecin maintenant au Cameroun, et on rapportait nos livres. On a fait deux ou trois voyages, jusqu’au jour où on a appris que la douane allait faire grève, alors on est allé directo à Bruxelles avec notre propre voiture et on a rapporté tout ce qui restait (rire). Il n’y avait plus personne au guichet. D’ailleurs qu’est ce que le douanier aurait pu nous faire pour quelques bouquins ? Il aurait eu l’air malin de nous faire des ennuis ? D’ailleurs le type de la PAF qui nous avait téléphoné tout au début s’en rendait bien compte. C’était au moment même où Giscard était à Stockholm pour une grande réunion du monde « libre ». Ils faisaient de grandes déclarations sur la libre circulation des idées et des personnes ; c’était contre les Russes qu’ils faisaient ça, bien sûr, alors je lui avais dit, au flic de la PAF : « Notre Président est en train de défendre à Stockholm la libre circulation des idées et des personnes, vous ne pouvez pas garder nos livres. ». « Ah! mais moi, c’est pas mon problème » qu’il me disait, mais enfin il rigolait quand même. Bon, il savait bien que c’était de la comédie tout ça, c’était loufoque, c’était ridicule. Il le savait bien, parce qu’ils sont quand même pas c…, ils savent bien que c’est grotesque de leur faire faire ce travail là. Bref, nos livres sont revenus comme ça, et on les a vendus en meetings. A ce moment-là, on a fait beaucoup de meetings. C’était l’UNEK qui organisait ça. On est allé un peu partout en France, on est allé à Grenoble, à Montpellier, à Bordeaux, à Toulouse, à Strasbourg, à Rennes. On a fait un peu toutes les UNEK, tous les campus pour vendre nos bouquins. On faisait des meetings et puis c’était assez chaud, parfois, parce qu’il y a avait de sacrés partisans du régime qui venaient pour saboter nos réunions. Une fois, je ne sais plus où, je crois que c’était à Grenoble, les militants ont repéré au premier rang un type qui avait un revolver dans sa poche. Ils l’ont quand même obligé à sortir…

On a ramé comme ça pendant un an ou deux et puis Alexandre a dit : « Bon il faut qu’on fasse une revue parce qu’il y a des choses à dire, des tas de choses à dire ».

C’est vrai que Main basse sur le Cameroun ouvrait les yeux à des tas de gens sur des tas de choses que personne ne pouvait imaginer à l’époque, comment l’affaire Ndongmo avait été montée, c’était vraiment l’ouverture, c’était comme un flash sur les réalités camerounaises.

Oui, il avait rencontré Verbeck, l’ancien gestionnaire des affaires de l’Evêque qui avait été expulsé du Cameroun. Il l’a rencontré longuement à Paris et ils sont devenus amis. Il a rencontré des tas de gens, il a lu les témoignages de personnes qui étaient là-bas. A contrario, il y avait ce qui avait été écrit dans le Monde. Il a fait une étude, vraiment, de tous les comptes-rendus. Non, il a fait un travail énorme sur ce procès et puis, c’était très pédagogique comme livre, il faisait un historique de la situation coloniale au Cameroun, il montrait bien comment les différents événements s’étaient déroulés. C’était très très instructif comme exposé sur l’histoire du Cameroun. Alexandre était vraiment un historien. Alors qu’il était élève à ce qui n’était même pas encore le lycée Leclerc — c’était encore un collège — il a eu un accessit au Concours général des lycées, en histoire, en première. C’est la distinction la plus haute des lycéens puisqu’il n’y en a qu’une par an, mais il ne s’en vantait jamais parce qu’il n’était pas du tout vaniteux. Oui, il était passionné par l’histoire, vraiment, il avait aussi le sens des dates, il pouvait vous sortir les dates des événements comme ça.

Maintenant, ce qu’on voit rétrospectivement, ce qu’on a vu avec curiosité, lui et moi, dans les mémoires de Foccart, c’est le rôle de ce dernier. On pensait que c’était Marcellin qui avait exigé la saisie de Main basse, parce qu’Oyono n’était qu’un pion. Pas du tout ! C’est Foccart, Marcellin ne voulait pas. Marcellin était, lui, obsédé par l’ennemi intérieur. A ce moment-là, il y avait beaucoup de mouvements de revendications. Ça n’a rien à voir avec ce qu’on fait aujourd’hui. Il y a eu beaucoup beaucoup de résistance, il y avait des gauchistes, il y avait des communistes, il y avait quand même beaucoup d’opposition, et puis bon, il y avait l’URSS, c’était la paranoïa, or, vraiment, les étudiants et les gens des anciennes colonies, Marcellin les trouvait bien tranquilles : des profs, des gens qui font leur boulot, pour lui ça n’était pas des gens dangereux, des ennemis de l’intérieur. Ils ne présentaient aucun risque de trouble à l’ordre public en France, rien du tout. C’est Foccart qui faisait le siège de Marcellin pour obtenir par exemple l’expulsion d’Eyinga, il voulait qu’Eyinga soit expulsé de France, et l’écrivain Kamitatu, Cléophas Kamitatu, le Zaïrois ; il voulait expulser de France tous les opposants : zaïrois, camerounais … mais Marcellin ne voulait pas. Ça n’empêche pas qu’Eyinga a été bloqué à Orly. Pour trouver du boulot, il était allé se faire embaucher par les Algériens — il a été prof de droit à l’université d’Alger — et un jour qu’il revenait, sa femme était en France, ses enfants étaient en France, il n’a pas pu revenir pour Noël. On n’a pas voulu qu’il sorte de l’aéroport, on n’a pas voulu qu’il entre sur le territoire Français. Il était là pour Noël, il avait des cadeaux et tout ça, et il a demandé aux flics de donner ses cadeaux aux gens qui l’attendaient. Et puis lui il a été rembarqué pour Alger. Non, non, ils ont été féroces avec les opposants des anciennes colonies, et dans les mémoires de Foccart, on voit que c’est lui qui sévissait : « Eyinga, Biyidi, il faut faire taire ces emmerdeurs » et c’est lui qui a exigé de Marcellin la saisie du livre, c’est Foccart en personne…

Les choses n’ont guère évolué lorsque Poniatowski a pris le relais au Ministère de l’Intérieur…

Non, Poniatowski, lui, c’était un vrai fasciste. En effet, c’est lui qui était Ministre de l’Intérieur pendant le procès. Il y a eu plusieurs interpellations de députés socialistes attirant l’attention sur l’abus qu’on faisait en refusant ses papiers français à Alexandre et Poniatowski a répondu : « Non monsieur, ce personnage n’est pas du tout Français ». On avait une amie qui connaissait Pierre Joxe et c’est Joxe qui avait posé la question orale à l’Assemblée. On a la réponse écrite de Poniatowski. C’était un vrai fasciste. Bon, leur coup a foiré, mais c’était très dur à ce moment-là. Il y avait d’obscurs personnages — dont un avocat camerounais qui était un ancien flic qui voulait s’immiscer dans le procès ici, qui voulait siéger. Le président lui a dit : « Non, vous n’êtes ni pour l’accusation, ni pour la défense, par conséquent vous ne plaidez pas, vous ne parlez pas ». Mais après le procès, ce personnage a rencontré Alexandre et lui a dit : « Maintenant vous allez vous tenir tranquille, parce que sinon vous pourriez courir des risques ». Moi-même j’ai eu un jour des gens de l’Ambassade du Cameroun au téléphone qui m’ont dit : « Alors maintenant qu’il est français, il ne va plus s’occuper des affaires du Cameroun! ». Moi qui n’ai jamais l’esprit de répartie en général, je leur ai dit : « Là vous m’annoncez une grande nouvelle : les Français ne s’occupent plus du Cameroun ? » (rire) Je ne sais pas s’ils ont compris.

C’est à ce moment-là que Mongo Beti a décidé de poursuivre le combat en lançant la revue Peuples noirs – Peuples africains ?

Oui, c’est à cette époque.

Pourrions-nous retracer l’histoire de cette revue, évoquer les grandes lignes de votre engagement mais aussi comment PNPA était organisé de manière pratique ?

Oui, quand on a décidé, Mongo Beti et moi, de faire cette revue, Mongo Beti a d’abord rédigé la présentation du numéro un, qu’on a fait tirer à dix mille exemplaires. On l’a envoyé gratuitement à un très grand nombre de gens et d’institutions. Toutes les bibliothèques municipales, par exemple. Puis, on a fait une réunion à Paris, avec quelques jeunes, il y avait là, Guy Ossito Midiouhan, il y avait Ange-Séverin Malanda, Thomas Mpoyi-Buatou qui étaient des collaborateurs possibles.

Par la suite, est-ce que vous avez continué à sollicitier des collaborateurs et des personnes précises, ou bien est-ce que les articles étaient la plupart du temps non sollicités ?

On ne sollicitait pas d’articles, on en recevait énormément. On a toujours eu tout un fond d’articles qui excédait nos possibilités de publication.

Alors, la sélection des textes, vous la faisiez sur quelle base ?

En ce qui concerne le choix des articles, c’est Mongo Beti qui lisait et choisissait les textes. Il était extrêmement tolérant du point de vue des opinions : ce qu’il voulait, c’était un espace de débat, donc il a publié des gens, plusieurs fois, qui ne représentaient pas exactement son opinion à lui. L’éventail des opinions n’était pas infini, mais il était assez large. Les critères de forme étaient aussi importants. Il y a beaucoup de gens qui nous envoyaient des articles avec un trop mauvais niveau d’expression ou de présentation. Ils nous disaient très gentiment : « Vous pouvez retoucher », mais nous on ne pouvait pas faire le travail pour eux. On publiait évidemment les articles de bon niveau et ces articles étaient privilégiés par rapport aux autres. On demandait aussi que les textes soient tapés à la machine. A ce moment là, il n’y avait pas de saisie par ordinateur. La saisie des textes était faite par les typos de notre imprimeur, c’est pour ça que ça coûtait si cher de tirer un numéro, parce qu’il y avait ce travail de saisie par l’imprimeur et ensuite, une impression traditionnelle. Ce n’était même pas l’offset, c’était encore les plombs. Au début, on avait un imprimeur pas cher mais Mongo Beti le soupçonnait d’avoir été circonvenu pour saboter la revue, des épreuves manquaient… Il travaillait à un prix acceptable, mais très vite on a eu beaucoup de dysfonctionnements avec lui. Alors on a été chez Corlet, qui était beaucoup plus cher. Il travaillait bien, un bon travail, mais il était très cher. Donc le prix de la revue, le prix de fabrication de la revue a considérablement augmenté à partir du moment où on a été chez Corlet.

La correction des épreuves, c’était qui ?

Quand on les recevait de l’imprimeur, on s’en partageait la re-lecture et la correction.

Et le premier numéro a été publié en janvier 1978.

Oui, c’était une espèce de prospectus, un manifeste, une déclaration de principes, aussi bien pour les futurs rédacteurs que pour les futurs lecteurs. Il fallait qu’on dise ce qu’on voulait faire

Poser le cadre…

C’est ça, et on en a imprimé dix mille. Il faudrait voir ce qu’il m’en reste maintenant. Je pense qu’on a dû quand même en distribuer six à sept mille ; il en reste peut-être deux mille, deux ou trois mille, même pas, oui, il a dû en partir sept mille.

Et ça a marché comment ?

Dès le deuxième numéro, vu le retour assez modeste de nos distributions, on a tiré à mille. On s’en est tenu à mille parce que, au-dessous de mille, c’était pas tellement rentable. Finalement, tirer à cinq cents ou à mille, ça revenait à peu près au même prix. Ensuite, presque tous les autres numéros ont été aussi tirés à mille. On a essayé de vendre dans les librairies. A Paris, ça a bien marché dans quelques librairies, surtout au quartier latin, à Présence Africaine, dans les FNAC. On déposait et on relevait les numéros invendus, et ça fonctionnait bien. En province, ça a été l’échec total. On a envoyé des tas de revues qui n’ont jamais été payées, ni retournées. Et c’était trop cher pour nous de prendre le train pour aller chercher deux revues à Rennes ou à Toulouse. Donc on a fini par ne plus travailler avec la province.

Vous habitiez Rouen, mais vous aviez installé vos bureaux à Paris…

Oui, à Paris

Pourquoi ?

On avait choisi Paris parce qu’il fallait… c’était commode pour recevoir les gens, pour voir des gens, pour en recevoir, pour avoir des contacts. C’est quand même à Paris qu’on est le mieux, donc c’est pour ça qu’on avait pris un petit local à Paris. Et on faisait tout. On faisait tout, absolument tout. On se répartissait le travail : Alexandre faisait l’architecture du numéro, le choix des thèmes, le choix des articles qui allaient figurer ; le programme, c’est lui qui le faisait. C’est lui également qui plaçait les numéros chez les libraires de Paris, parce qu’il circulait pas mal. Moi je faisais toute la partie administrative, c’est-à-dire toute la correspondance, tout le tenu des fichiers d’abonnés, toutes les expéditions, routage, dépôt, dépôts aux PTT, timbrages, tout…, la comptabilité…

Vous n’êtes pas toujours restés au même endroit ?

Non, en fait on a eu trois adresses. Deux qui sont connues, et une première qui n’a duré que quelques jours parce qu’on a été obligé de partir presque aussitôt. Mongo Beti avait trouvé un complexe associatif protestant pour nous héberger, mais on avait fait une SARL et il ne pouvait héberger que les associations, je vous passe les détails juridiques. On avait fait une SARL pourquoi ? Parce qu’on avait eu l’expérience d’associations qui avaient été dissoutes par la préfecture de police, en l’occurrence L’Association d’aide aux prisonniers politiques camerounais. Et on s’était dit, même si on est entièrement bénévole, il vaut mieux faire une SARL que la préfecture de police ne peut pas dissoudre. On a alors déménagé dans un bureau rue des Pyrénées, dans le 20e, mais ça n’a pas duré non plus très longtemps : il y a eu une opération immobilière et on a été… pas expulsés mais enfin, notre bail a pris fin, tous les occupants devaient partir. On a trouvé alors, un endroit qui a duré assez longtemps, un fond de cour, dans un ancien garage transformé en bureau, c’était dans le 11e, rue de l’Asile-Popincourt. Je pense qu’on a dû y être presque dix ans. Après quoi, comme on construisait la maison où nous nous trouvons, on a transféré le siège ici, à Rouen, avenue de la Porte-des-Champs, pour faire des économies.

Quand vous étiez à Paris, aviez-vous des collaborateurs permanents qui travaillaient sur place ?

Au début, Mongo Beti aurait voulu rémunérer ses collaborateurs, mais on ne l’a pas pu. On avait déjà assez de mal à payer la fabrication. On a eu deux personnes qui ont été rémunérées, au début. L’une, à la suite de l’autre. Il y eu d’abord un cousin d’Alexandre qui était un étudiant de l’UNEK et ensuite il y a eu une jeune femme, réfugiée chilienne, qui a travaillé brièvement, mais ça n’a pas duré. Le premier n’était pas très sérieux et assez désordonné ; et puis ensuite on n’avait plus assez de ressources pour payer un salaire et on a décidé de faire tout le travail nous mêmes.

D’une manière générale, comment le financement de la revue a-t-il été assuré ? L’avez vous financée en partie avec de la publicité ?

On n’a jamais eu de financement par la publicité. Les publicités qu’on a faites étaient gracieuses, c’était des services réciproques, des institutions ou des libraires de gauche. Notre tirage, ça ne les intéressait pas tellement les annonceurs et on n’a pas tellement cherché dans cette direction-là. Alors le financement, c’est uniquement Mongo Beti et moi. Cette revue nous a coûté extrêmement cher. On avait cinquante mille francs pour se lancer, mais on a mis chaque année des sommes considérables pour la faire vivre, et je pense qu’à l’arrivée, elle nous a coûté sûrement dans les cinq cent ou six cent mille francs. En douze ans. Et elle nous a aussi demandé un travail énorme. On allait une fois à Paris chacun, chaque semaine, mais pas le même jour, pour assurer deux jours entiers de permanence.

Est-ce que vous aviez des collaborateurs internes, des lecteurs, des gens à qui vous soumettiez le contenu de la revue, les articles… ?

Non, non, jamais on n’a eu … un comité de rédaction, si tu veux, non, parce que les gens étaient dispersés. Très vite, Ossito Midiouhan est parti au Gabon, d’autres étaient étudiants, ils avaient beaucoup à faire, donc en réalité, non, il n’y a pas eu comité de rédaction. On avait des collaborateurs attitrés, on avait des échanges avec pas mal de gens d’ailleurs ; c’est à la longue qu’on a constitué un noyau de gens qui étaient réguliers, qui collaboraient régulièrement.

Donc, quand vous receviez les textes de ces collaborateurs, c’est vous-mêmes qui vous chargiez de les évaluer .

Oui, oui, c’était Alexandre, moi je l’ai très peu fait, tout au plus pour quelques textes, quand il était surchargé, mais le choix des textes, la lecture et choix des textes, c’est Alexandre qui faisait ça, c’est Mongo Beti.

Est-ce qu’il y a un numéro qui s’est particulièrement bien vendu ?

Oui, le 41-42, spécial Côte d’Ivoire, parce que c’était Gbagbo et ses militants qui avaient pris en main la rédaction. Ils ont fait une distribution militante dans tout le parti du FPI, donc ce numéro-là, sur la Côte d’Ivoire, c’est celui qui s’est le plus vendu. Je crois que c’était au moment où Gbagbo était en France. Alexandre lui avait donné la responsabilité du numéro, oui, c’est vraiment un numéro fait par Gbagbo. C’est lui qui a été le rédacteur en chef.

Et vous l’aviez tiré aussi à mille ?

Non, on l’avait tiré à 2 000 je pense, il avait été tiré à plus que les autres ; et en ce moment, je crois qu’il est épuisé.

Par rapport aux lecteurs, au début, quand la revue a commencé en 1978, combien aviez-vous d’abonnés ? et est-ce que ce nombre d’abonnés a évolué par la suite ?

On n’a jamais dépassé trois cents abonnés et cent à deux cents ventes au numéro, c’est-à-dire qu’on n’a jamais vendu plus de cinq cents exemplaires…

En tout ?

Oui, abonnés compris, et je crois que c’est ça qui nous rendait la survie difficile. Pas impossible, mais très difficile. La moitié des abonnés étaient en France et l’autre moitié dans le reste du monde. Pour une revue publiée en France, ce qui est quand même remarquable, c’est qu’il y ait eu si peu d’abonnés français. En France, les institutions ne s’y sont pas intéressées ; c’était plutôt des individus qui étaient abonnés. A l’étranger, au contraire, c’était surtout des institutions qui se sont abonnées, aux Etats-Unis pas mal, en Allemagne, on en avait même en Afrique du Sud… en Angleterre ; vraiment dans le monde entier des institutions se sont abonnées à notre revue. Pour les universités américaines, c’était par des courtiers d’abonnements, c’était automatique et régulier. Oui, très vite, on a eu un fond d’abonnés dans le monde, mais très très peu d’institutions françaises, universitaires ou autres, non, au compte gouttes. Il y a eu le CEAN à Bordeaux, quelques centres d’études africaines, mais très très peu, pratiquement pas d’universités, très très peu de bibliothèques, finalement ça se comptait sur les doigts d’une seule main : La bibliothèque Sainte Geneviève à Paris ; bon, le dépôt légal qu’on faisait, donc la Nationale l’avait forcément, mais pour une grande revue publiée en France, c’était vraiment très peu de chose : les institutions françaises ne nous ont jamais appréciés.

Mais lorsque vous avez sorti le numéro de présentation, vous l’aviez diffusé au niveau de ces institutions ?

Bien sûr, et on l’avait envoyé à toutes les bibliothèques, mais on s’est aperçu que c’était pas le bon créneau. Les bibliothèques municipales, c’était pas qu’elles refusaient de s’abonner, mais elles répondent à la demande, il aurait fallu qu’il y ait des lecteurs qui demandent la revue. Mais il y a quand même eu quelque chose, par exemple, avec la bibliothèque municipale de Grenoble. Elle était abonnée avec Dubedout — c’était Dubedout du PSU qui était le maire à ce moment-là — et quand l’équipe Carignon du RPR a pris la mairie, notre abonnement a été supprimé. C’était quand même pas un hasard…

Et par rapport à l’Afrique ?

En Afrique, il y a eu quelques institutions aussi, et des particuliers. On avait quelques abonnés fidèles au Zaïre, il y avait quelqu’un au fond du Zaïre qui nous envoyait des dollars dans une enveloppe pour s’abonner, parce que le paiement était toujours problématique. On a eu quelques abonnés fidèles en Afrique. Au Cameroun, la revue était interdite, mais on était quand même pas mal lu. La revue arrivait en Afrique dans les valises des gens qui rentraient chez eux, des Africains essentiellement. La revue était lue en Afrique par des gens qui l’emmenaient dans leurs valises.

Est-ce que vous receviez du courrier des lecteurs, des réactions et comment gériez-vous ce courrier ?

Au début, on a eu pas mal de réactions des lecteurs ; on a eu aussi des réactions d’hostilité, très grandes, et au début on a fait un sort à ces lettres de lecteurs ; mais comme on n’avait pas tellement le temps de traiter un courrier des lecteurs en profondeur, ça s’est vite tari et ensuite on a eu des échanges épistolaires essentiellement avec nos collaborateurs.

Aviez-vous des lectrices ?

Oui, mais parmi les abonnés, il y avait surtout des hommes, et quelques femmes. Bizarrement, il y avait plus de femmes … enfin la proportion de femmes était plus grande dans nos rédacteurs, au niveau du pourcentage, que dans les lecteurs. On a eu beaucoup de rédacteurs femmes, oui, effectivement, des rédactrices qui étaient des universitaires ou des militantes aussi …

Au chapitre de vos rédacteurs, on peut relever qu’ils ont été très nombreux puisqu’au cours des années, vous avez publié environ deux cent cinquante personnes différentes. Est-ce qu’il est possible de faire un portrait robot des personnes qui collaboraient au journal ?

Oui, il y a deux profils, il y a le profil militant et le profil universitaire — ou les deux, rien n’empêche de réunir les deux. C’était un peu la double vocation de la revue. Dans la catégorie des articles des militants, je place les articles qu’ont écrit Eyinga, les responsables de l’UNEK etc., sur d’autres pays aussi ; on a publié beaucoup d’articles de militants. Et il y a eu les études universitaires, historiques, littéraires, sur le cinéma… tiens on avait fait une réunion une fois, on avait — ah comment il s’appelle ce cinéaste sarahoui… Med Hondo — Med Hondo était venu. Je ne sais même pas s’il n’avait pas participé à la rédaction, Med Hondo… Oui, il y avait une unité, quand même, d’esprit dans ceux qui écrivaient ; les deux catégories étaient dans le même esprit, dans la même ligne, on ne peut pas séparer les deux, mais tous les universitaires n’auraient pas écrit dans notre revue. Il fallait un certain courage, étant un universitaire, parce que ça vous marquait, surtout dans le milieu universitaire de l’Africanisme français.

Et comment ça se passait avec les collaborateurs et les universitaires des pays africains, comment leurs textes vous parvenaient-ils ?

Cela se passait souvent assez mal pour ces collaborateurs. La plus grave des affaires qu’on ait eue, c’est celle d’Ossito Midiohouan au Gabon. Il mettait simplement sa contribution à la poste, dans la ville où il travaillait, c’était à Franceville je crois ; il postait simplement sa contribution et un jour, il nous a posté une nouvelle satirique qui attaquait le président, — enfin qui attaquait un personnage en qui le président pouvait se reconnaître. On n’a jamais reçu le paquet, et Ossito Midiohouan a été arrêté, malmené, sévèrement malmené. On a fait toute une intervention pour le libérer et il a été expulsé du Gabon avec sa femme, ses enfants, mais il a dû laisser tous ses biens là-bas. Il s’était installé comme professeur et il avait emmené sa bibliothèque, il avait emmené des tas de choses, mais ils ont tout dû laisser sur place. Ils sont partis avec ce qu’ils avaient sur le dos quand ils ont été expulsés.

Et avec les autres pays africains ?

On ne savait pas toujours très bien ce qui se passait. Pour Ossito, on a pu intervenir très très vite parce que sa femme nous a fait parvenir une lettre par quelqu’un qui partait du Gabon ; elle nous a fait passer un courrier que quelqu’un qui prenait l’avion nous a apporté, donc on l’a su tout de suite, mais sinon on était assez peu informé des mesures de saisies ponctuelles. On l’avait su pour Kom aussi, au Cameroun. Enfin, on savait que ça ne se passait pas très bien, dans les pays francophones. Avec le Nigeria, ça se passait un peu mieux, et on a eu pas mal de collaborateurs nigérians, des universitaires nigérians. Eux, ils nous envoyaient normalement leurs contributions, on était en correspondance mais c’était difficile pour eux financièrement parce que le naira n’était pas convertible. Ils s’arrangeaient, il y avait des professeurs au Nigeria qui avaient des comptes bancaires français et ils s’arrangeaient entre eux pour nous régler les abonnements.

Quand on parcourt la revue, on constate qu’il y a un certain nombre de collaborateurs dont le nom revient souvent, Goblot, Midiohouan, Mpoyi-Buatu, Kom, Haffner, Liniger, Malanda, N’zembellé, Vince Remos…

Bon, je vous apprends que Vince Remos c’est Mongo Beti. Vous avez un scoop! Vince Remos c’est un truc d’origine latine, « Vinceremus », l’imparfait du subjonctif de « vincere » « vaincre », l’expression de l’irréel du présent, du regret portant sur le présent. On pourrait traduire ça par « Si seulement nous étions vainqueurs ».

Ah ! Tout s’explique ! on se demandait qui pouvait bien être ce Vince Remos et on avait été intrigué par le fait que vous lui aviez donné occasionnellement l’éditorial à faire …

Oui, c’était Alexandre. On faisait des tas de choses, des interviews, tout ça, alors bon, pour éviter de signer trop de textes, il signait parfois Vince Remos. Moi, j’ai eu aussi un autre pseudonyme, d’ailleurs : c’était Lucie Hurel. Je me souviens que je l’ai utilisé pour un texte qui sortait un peu de notre voie habituelle, c’était un texte sur l’Afrique du sud.

Est-ce qu’il y a encore d’autres personnes qui écrivaient sous un nom d’emprunt

D’autres pseudonymes… oui, Albert Mesnard, c’est Guy Ossito Midiohouan. Le premier article, virulent, qu’il a écrit sur le Togo, il ne l’a pas écrit sous son nom parce qu’il était lui aussi surveillé par la police togolaise. Albert Mesnard, c’est la première participation de Ossito Midiohouan. Et, Yenoukoumé Enagnon, c’est Nicole Medjigbodo, c’est une prof de philo française qui a enseigné le français dans une université au Nigeria. Je ne révèle pas de secrets. Maintenant, elle a pris sa retraite et elle est en France. Elle aussi, peut-être pour protéger son mari parce qu’il était professeur au Gabon, elle signait Yenoukoumé Enagnon, c’est un nom, c’est un pseudonyme qui évoque un nom béninois.

Et il y a aussi quelques articles qui ont été publiés de manière anonyme …

Oui…, si mes souvenirs sont bons — je n’ai pas relevé tous les articles — ça devait être des articles sur le Gabon. On avait eu des contributions sur le Gabon par une amie qui était mariée à un Gabonais. C’était une scientifique de haut niveau et elle nous a vraiment fait des contributions courageuses sur le Gabon. Elle avait dénoncé en particulier une entreprise française de Grenoble qui fournissait des prestations informatiques totalement bidon ou surévaluées pour les Gabonais. Là, on a eu des réactions. Ces gens ont voulu nous intimider, ils nous ont envoyé une lettre recommandée. Nous, on leur a dit : « Et bien attaquez-nous, faites ce que vous voulez ! » Finalement, ils se sont dégonflés, mais ils ont essayé de nous intimider et elle, elle a cessé aussi de contribuer parce qu’elle était assez fragilisée. Elle était revenue en France, elle était à Strasbourg, et elle avait peur. Elle a changé plusieurs fois de numéro de téléphone parce que les Gabonais, enfin les services gabonais la persécutaient. Comme elle avait des enfants, elle avait peur, elle avait peur.

Pourrais-tu nous parler aussi de certains collaborateurs assidus. Bon, on a déjà parlé de Midiohouan…

Oui, parce que Midiouhan, il était là tout au début et il est resté jusqu’a la fin ; quand il est allé au Gabon, quand il a été au Bénin. Bon, il y a eu aussi Nicole Medjigbodo, qui a pas mal contribué, et avec elle des universitaires nigérianes qui se sont impliquées, dont une Anglaise, comment s’appelait-elle…

Françoise Ugochukwu ?

Non, pas Ugochukwu, elle, elle était française, non c’était une autre… Firine Ni’Chreachain Adelugba, c’était une fille extrêmement sympa qui a été chassée du Nigeria par un gouvernement intolérant, après la fin de PNPA d’ailleurs. Elle aussi, elle s’était installée complètement au Nigeria, elle avait une maison, ses enfants, elle était vraiment nigériane. Elle ne vivait plus avec son mari et tous ses biens étaient là bas. Elle a été expulsée du Nigeria et là aussi, elle a tout perdu. Elle est à Londres maintenant. Et par Nicole Medjigbodo qui la voit de temps en temps, elle m’a demandé de lui procurer la collection de PNPA parce qu’elle avait dû abandonner toute sa collection au Nigeria.

Et il y avait Mpoyi-Buatu et Malanda

Eux, c’était des étudiants. On les voyait souvent parce qu’ils étudiaient à Paris, oui, aussi bien Buatu que Malanda étudiaient à Paris, donc c’est eux qu’on voyait le plus. Malanda venait du Congo, Mpoyi était zaïrois, enfin c’était le Zaïre à ce moment-là.

Il y avait Haffner

Lui était en Alsace. On le voyait aussi quand il venait à Paris. C’est un spécialiste du Cinéma. Il était un ami d’Abel Goumba, un médecin de Centrafrique. Quand Goumba a eu des ennuis, quand il a été incarcéré en Centrafrique, c’est par Haffner qu’on a fait tout un soutien à Goumba. A un certain moment Goumba avait disparu, on ne savait pas où il était.

Goblot ? Liniger ?

Laurent Goblot était un ouvrier typographe. Il a été un de nos premiers et plus fidèles lecteurs, devenu collaborateur. Il travaillait à Nevers. On l’a rencontré plusieurs fois. Nous l’avons perdu de vue après la fin de PNPA. Max Liniger-Goumaz est un spécialiste suisse de la Guinée Equatoriale. Il travaillait dans un Institut genevois d’études du développement. Par parenthèse, c’est un responsable de cet institut qui est mort dans un accident de voiture suspect, à Mbalmayo au Cameroun, dans les années 1970. Les Editions des peuples noirs ont publié, à compte d’auteur, le livre de Liniger-Goumaz «Connaître la Guinée Equatoriale ». Il a fait plusieurs voyages au Cameroun depuis qu’Alexandre y était. Il allait le voir chaque fois.

Il y a aussi eu une collaboration assez suivie avec Ambroise Kom.

Oui, c’était un peu plus tard, mais on a eu plusieurs articles d’Ambroise, on a eu la collaboration de Mouralis aussi, je pense, mais les universitaires qui publiaient chez nous — surtout les francophones, parce que les anglophones c’était différent — c’était quand même assez courageux, oui, publier chez nous, c’était assez courageux.

Parmi les collaborateurs est-ce que tu as été marquée de manière vraiment forte par des contributeurs, par des articles par des textes que vous avez reçus ?

On a quand même eu un texte original de Chinua, un texte que Chinua Achebe a accepté qu’on publie dans notre revue, oui, il y a eu quand même des contributions importantes. Il y a eu le fait que beaucoup de jeunes ont pu se former et s’exprimer de façon approfondie.

Et ce texte d’Achebe, c’était un essai ?

Non, c’est une communication qu’il avait dû prononcer, je crois, à Berlin où il était avec Alexandre. Et Alexandre lui avait demandé l’autorisation de publier son texte. C’est un texte très court, mais très très pertinent, et très polémique, puisque c’est, je crois, dans ce texte-là qu’il dit que les Anglais et les Européens en général, conçoivent la collaboration avec l’Afrique comme celle du cheval et du cavalier ! C’est très bon ce texte-là de Chinua Achebe.

Quand on survole la table des matières des soixante-dix numéros, on remarque que vous avez touché à tous les domaines des sciences humaines : politique, littérature, droits humains, économie…

Oui, linguistique aussi.

Qu’est qui vous a conduit, Mongo Beti et toi-même, à donner à la revue une telle diversité, à l’ouvrir à tant de disciplines ?

C’était une revue généraliste quand même. Ce n’est pas une revue spécialisée, et tous ces sujets-là nous passionnaient. Tous ces sujets là avaient trait à nos objectifs. On cherchait à développer une culture politique et une culture générale, on cherchait à développer un ensemble.

Est-ce que tu as le sentiment que l’une des disciplines a été privilégiée pour une raison ou pour une autre ?

Peut-être la littérature, parce que les contributions universitaires ont été des contributions littéraires, essentiellement, alors que nous on faisait plutôt des articles politiques. Et la littérature intervenait aussi dans le souci de la forme. Comme je le disais plus tôt, Alexandre donnait de l’importance à la qualité des textes et la revue était quand même d’un bon niveau d’expression.

C’est indéniable, mais quand on lit la revue, on a quand même le sentiment que votre principale préoccupation touchait au fond : une dénonciation du néocolonialisme, du racisme, de la corruption, de certains discours et de certaines personnalités. Qu’est-ce qui a motivé cette orientation ?

C’était une revue critique, évidemment, au plein sens du terme. Une revue qui était faite pour juger. Et le sujet qu’on traitait, c’était l’Afrique, donc un sujet où l’on ne pouvait qu’être extrêmement critique. La revue avait pris le relais des ouvrages engagés de Mongo Beti. C’était la situation politique au sud, la dépendance, l’assujettissement pire qu’à l’époque coloniale et ici, la conspiration du silence, le paravent qui cachait tout ce qui se passait en Afrique : pas d’exposés, pas d’analyses etc., c’était absolument énorme comme objectif.

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