LIBYE – Les amis africains de Kadhafi

Du Libéria à Madagascar en passant par l'Afrique du Sud, le dirigeant libyen a multiplié les investissements et distribué de l'argent à divers organismes et groupes. De quoi lui assurer un large soutien populaire et la connivence de plusieurs dirigeants du continent.

Elhadj Maiga recrute pour Kadhafi, et il en est fier. En toute hâte, il s'efforce de rassembler des jeunes Maliens prêts à partir se battre pour le Guide. Pour l'instant, sans liquidités pour se procurer armes et moyens de transport, les 200 jeunes regroupés par Maiga tiennent plus du fan club que de la milice. Mais comme d'autres éléments pro-Kadhafi qui se sont formés ici depuis le début de la rébellion en Libye, ils compensent leur manque de logistique par leur loyauté.

"Nous sommes tous prêts à mourir pour lui, lance Maiga. Il a tant fait pour nous, après tout." Comme le prouve la vie même de Maiga. Il prie dans une mosquée de Bamako, la capitale du Mali, que le colonel Muammar Kadhafi a fait construire ; il regarde la télévision nationale, mise en place par le colonel Kadhafi dans les années 80 ; et il admire, animé d'un sentiment qui frise la vénération, La Cité Administrative Muammar El-Kadhafi, le complexe gouvernemental flambant neuf que Kadhafi a contribué à financer et qui porte son nom – bien qu'il soit destiné au gouvernement du Mali, pas à celui de la Libye.

Le Mali, pays désespérément pauvre situé non loin de la Libye, illustre parfaitement les allégeances que le colonel Kadhafi a su s'assurer un peu partout sur le continent. Il a puisé dans les vastes réserves pétrolières libyennes pour distribuer généreusement des milliards de dollars dans l'Afrique sub-saharienne, sans distinction de parti, et a investi dans presque tous les secteurs – les gouvernements, les groupes rebelles, les hôtels de luxe, les organisations islamiques, les usines de caoutchouc, les rizières, les mines de diamants, les supermarchés et les innombrables stations d'essence OiLibya.

Du Libéria à Madagascar en passant par l'Afrique du Sud, les actifs libyens forment comme un gigantesque fonds de capital-risque ayant pour but de se faire des amis et d'asseoir l'influence de Tripoli dans la région la plus pauvre du monde. Cela explique peut-être pourquoi le colonel Kadhafi a été en mesure de mobiliser des soldats d'Afrique sub-saharienne pour se battre à ses côtés en cette heure difficile pour lui – les Libyens ont parlé de "mercenaires africains" qui auraient tué des manifestants et l'auraient aidé à mettre les rebelles en déroute – et pourquoi tant de dirigeants africains ont à ce point hésité à le dénoncer, alors même que ses forces massacraient son propre peuple.

"Tant de ces présidents ont obtenu quelque chose de lui directement à un moment ou à un autre, explique Manny Ansar, célèbre intellectuel libyen qui organise l'un des événements culturels les plus en vue d'Afrique de l'Ouest, le Festival au Désert du Mali. Donc, que peuvent-ils dire aujourd'hui ?" Si la Ligue Arabe a été prompte à suspendre la Libye le mois dernier, et a même demandé au Conseil de sécurité des Nations unies de mettre en place une zone d'exclusion aérienne pour faire cesser les attaques perpétrées par le colonel contre son peuple, l'Union Africaine a adopté une attitude plus prudente, attendant vendredi dernier pour envoyer des négociateurs qui rencontreront les deux parties.

Considéré comme excentrique et imprévisible, le colonel Kadhafi n'a jamais pu s'imposer comme dirigeant dans le monde arabe. En Afrique sub-saharienne, en revanche, beaucoup ont été enthousiasmés par son idée de créer des "Etats-Unis d'Afrique" et apprécient ses tirades antioccidentales. Le gouvernement libyen, soit, en l'essence, le colonel en personne, verse également 15 % des contributions à l'Union Africaine. Il a même obtenu que certains chefs africains traditionnels l'appellent le "Roi des Rois". Au Mali, que ce soit dans la rue ou à la présidence, le respect qu'il suscite semble presque unanime.

"Certains disent que le colonel est un démon, mais ce n'est pas vrai, déclare Seydou Sissouma, porte-parole du président malien. C'est un grand Africain." Quand on lui suggère que la Libye cherche à s'acheter des amitiés, Sissouma s'emporte : "Ce n'est pas le cas, cingle-t-il. La Libye a accepté de partager ses ressources avec d'autres. Ce n'est pas ce que font d'autres producteurs de pétrole africains, comme le Nigeria."

Pour beaucoup de Touaregs, peuple nomade qui parcourt les déserts du Mali, du Niger, d'Algérie et du Mali, le colonel Kadhafi fait figure de champion. Au cours des quarante dernières années, les Touaregs se sont régulièrement révoltés contre les gouvernements du Mali et du Niger, provoquant de brutales campagnes de répression. Au Mali, ils affirment que les soldats auraient empoisonné les puits, qu'ils auraient extirpé des Touaregs des bus et les auraient obligés à manger leur carte d'identité sous la menace de leurs armes, avant de les abattre ou de les arrêter parce qu'ils n'avaient pas de papiers sur eux.

Quand des milliers de Touaregs ont fui en Libye dans les années 70 et 80, le colonel Kadhafi les a accueillis à bras ouverts. Il leur a donné de quoi manger et se loger. Il les a traités comme des frères. Il a également entrepris de leur fournir un entraînement militaire. Les anciens touaregs affirment qu'en réalité, beaucoup des prétendus mercenaires africains sur lesquels le colonel s'appuie aujourd'hui pour réprimer la révolte sont des Touaregs qui servent dans l'armée libyenne depuis des années, plutôt que des nouveaux venus.

Toutefois, ils reconnaissent aussi que ces dernières semaines, au Mali et au Niger, des centaines d'anciens rebelles auraient traversé les frontières perméables de la Libye pour aller se battre aux côtés de Kadhafi. La plupart se déplaceraient en pick-up, sans armes, se faisant passer pour de la main d'œuvre émigrée, et reçevraient des armes quand ils arrivent en Libye. Il est généralement admis par ailleurs que les Touaregs collaborent avec des agents d'Al-Qaida dans le Sahara. De quoi torpiller les théories systématiquement avancées par le colonel, qui prétend que ses forces défendent son pays contre un assaut mené par le réseau terroriste.

D'après un proche du gouvernement de Tripoli, entre 3 et 4 000 mercenaires maliens, nigériens et du Darfour, au Soudan, auraient été engagés par la Libye, pour au moins 1 000 dollars par jour. Mais ici, au Mali, nombreux sont ceux qui en doutent, y compris Manny Ansar qui, lui-même Touareg, est particulièrement bien informé. "Ce serait très difficile, en seulement deux ou trois semaines, de mettre en place un système pour payer et recruter des mercenaires," commente-t-il. En outre, ajoute-t-il, "même si Kadhafi ne leur avait pas demandé, ils seraient partis. Il est leur chef, leur guide, il est tout pour eux. S'il s'en va, ils perdent leur protecteur."

Maiga – qui, le jour, est un modeste prêteur sur gages, et le soir se transforme en agitateur, assis sur une banquette de béton fissurée entouré d'une bande de jeunes qui se disent impatients d'aller au combat – affirme envier les Touaregs qui se battent pour le colonel Kadhafi. "Si seulement nous pouvions être comme eux, lâche-t-il. Ce qui nous manque, ce sont les moyens." Son groupe distribue des tracts pro-Kadhafi dans les rues mornes des quartiers écrasés de soleil de Bamako. Et dans toute la ville, des jeunes ont créé des organisations pro-Kadhafi ; beaucoup affirment vouloir se battre et attendre simplement qu'on leur en donne "les moyens".

23.03.2011 | Jeffrey Gettleman | The New York Times

Source: http://www.courrierinternational.com

 

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