L’Algérie, malade de son pétrole

Confisquée par l'oligarchie militaire, la rente des hydrocarbures contribue à scléroser l'économie, alimentant la colère d'une population en butte au chômage.

L'Algérie est une marmite sous pression. Au cours des derniers mois, il s'est rarement passé une semaine sans que le plus grand pays du Maghreb ne soit secoué par une explosion de colère. Seule l'insurrection en Tunisie a éclipsé les émeutes d'une rare brutalité qui ont ébranlé l'Algérie en janvier. Les pires que le pays ait connues depuis des années. D'Alger à Oran, des foules en colère ont saccagé des magasins, coupé des routes et pris d'assaut des bâtiments officiels. A Annaba, la métropole industrielle de l'Est algérien, sept chômeurs se sont automutilés sur le toit de la préfecture pour demander du travail. La violence des affrontements se lit en trois chiffres : 1 000 arrestations, 800 blessés et 5 morts…

D'incessantes explosions sociales

Quelques semaines plus tard, l'Algérie a fait face à des grèves en série dans des secteurs habituellement peu remuants. Tour à tour, les greffiers des tribunaux, les employés municipaux, le personnel hospitalier et les étudiants des grandes écoles d'ingénieurs sont descendus dans la rue. A cela se sont ajoutées des manifestations d'une coalition de mouvements d'opposition. Signe de la nervosité du pouvoir : 30 000 policiers ont été déployés dans les rues d'Alger face à un rassemblement de quelques milliers de personnes !

Depuis des années, la véritable exception algérienne est là : les explosions sociales sont omniprésentes, même si elles sont le plus souvent locales. A chaque fois, les jeunes sont en tête des cortèges. Dans un pays où le nombre d'habitants a triplé depuis l'indépendance, en 1962, les moins de 30 ans (15 millions de personnes) représentent près de la moitié de la population. Ils sont les premières victimes de la pénurie de travail et de logements, les grands fléaux sociaux du pays.

Le chômage est une obsession des jeunes Algériens. Surtout pour les garçons. "En Algérie, comme ailleurs dans la région, le travail reste l'apanage des hommes, car l'écrasante majorité des femmes n'a pas d'activité salariée", observe Pierre Vermeren, historien à la Sorbonne et spécialiste du Maghreb. Les répercussions du chômage, dit-il, vont bien au-delà des considérations matérielles. "Sans emploi, on ne peut ni se marier, ni trouver de logement, ni donc avoir de sexualité. Cela crée une frustration énorme, les gens deviennent fous, d'autant que l'exutoire de l'émigration n'existe plus depuis que l'Europe verrouille ses frontières."

Malgré cela, la contestation a peiné à se structurer dans un pays toujours traumatisé par l'épouvantable guerre civile des années 90, qui a fait jusqu'à 200 000 morts. Toutefois, les ingrédients du malaise algérien n'ont rien à envier à ceux des pays voisins, où la colère a fini par balayer Ben Ali en Tunisie et Moubarak en Egypte : inégalités criantes, corruption généralisée et accaparement de la richesse par une oligarchie militaire. Depuis l'indépendance, "le régime est passé du socialisme à l'affairisme d'Etat", tranche Ghazi Hidouci, qui fut ministre des Finances pendant la brève parenthèse réformatrice des années 80.

Pourtant, en apparence, l'Algérie se porterait plutôt bien. "Si l'on se contente de regarder les grands indicateurs, le pays peut recevoir tous les satisfecit", relève Mouhoub el-Mouhoud, professeur d'économie à l'université Paris-Dauphine. La croissance avoisine les 4 % par an depuis une décennie, les finances publiques se sont assainies, la dette est dérisoire et les caisses de l'Etat n'ont jamais été aussi remplies depuis l'indépendance, avec des réserves de change de 112 milliards d'euros à la fin de 2010, soit l'équivalent de trois ans et demi d'importations.

"Il y a de la croissance en Algérie, mais c'est une croissance sans développement, poursuit Mouhoub el-Mouhoud. L'économie algérienne est une économie de rente fondée sur les hydrocarbures. Elle produit peu en dehors des richesses de son sous-sol, et importe la majeure partie de ce qu'elle ne sait pas produire." Les chiffres parlent d'eux-mêmes : le pétrole et le gaz représentent près de la moitié du produit intérieur brut (PIB) en 2010, 98 % des exportations et près des trois quarts des recettes du budget de l'Etat (lire encadré page 92).

Une économie de rente, oisive et sans initiative

La richesse du pays n'a donc rien à voir avec sa capacité d'innovation, elle dépend entièrement d'un facteur externe, à savoir la fluctuation du prix du baril de brut. Quand il est élevé, comme c'est le cas, l'argent coule à flots. Mais quand il plonge, comme au milieu des années 80, les conséquences sont terribles. L'Etat avait été ruiné, et le pays avait explosé en 1988. Cela avait débouché sur une tentative locale de "perestroïka", avec la formation d'un gouvernement réformateur dont les tentatives d'ouverture furent brisées par le coup d'Etat militaire de 1992, après la victoire des islamistes aux élections. La suite est connue : le pays a été plongé dans une décennie d'horreur, avec une guerre civile qui hante encore toutes les mémoires.

En Algérie, comme dans la plupart des pays dotés d'abondantes ressources énergétiques, le constat est toujours le même : la rente pervertit le développement, assèche les initiatives et encourage la formation d'une économie oisive, avec son corollaire inévitable, le clientélisme et la corruption. "La rente aveugle détruit et ampute tous les outils de l'Etat parce qu'elle donne l'impression que, sans aucune politique budgétaire stricte et rationnelle, il y a des excédents", souligne Luis Martinez dansAlgérie, les illusions de la richesse pétrolière,une récente publication du Centre d'études et de recherches internationales (Ceri). En dépit de la manne de l'or noir, le PIB demeure modeste : il est nettement inférieur à celui du Portugal, un pays trois fois moins peuplé que l'Algérie.

L'autre pilier de l'économie algérienne, c'est le secteur des importations – une conséquence directe du poids écrasant des hydrocarbures. Il sert à recycler l'énorme pactole de la rente pétrolière. "C'est la seule activité, en dehors de l'énergie, qui offre un rendement aussi élevé", note Mouhoub el-Mouhoud. Inutile, en effet, de placer son argent ailleurs. Face au raz de marée pétrolier, l'industrie est incapable de générer de tels retours sur investissement et ne cesse de reculer, au point de ne plus représenter que 5 % du PIB. Quant à l'agriculture, naguère l'un des atouts du pays, son décollage est freiné par deux obstacles : l'incertitude juridique entourant le droit foncier depuis la décollectivisation des terres, et l'opposition farouche à la mise en place de vraies filières agroalimentaires par… les importateurs.

Etals de fortune et vendeurs à la sauvette

Le rôle de ces derniers est stratégique, dans un pays où presque tous les biens de consommation et d'équipement, des épingles à nourrice aux machines-outils, sont importés. Malgré l'ouverture du commerce, dans les années 90, "les canaux d'importation sont toujours maîtrisés par la nomen-klatura au pouvoir", constate Mouhoub el-Mouhoud. Et au coeur de ce dispositif opaque se trouve la puissante nébuleuse du DRS, le Département du renseignement et de la sécurité, l'ancienne Sécurité militaire, qui conserve la haute main sur la répartition de la rente. Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que sa redistribution est très limitée. Le salaire minimal est de 150 euros par mois, et les classes moyennes ont été paupérisées par la décennie sanglante de la guerre civile. La rente, estime Ghazi Hidouci, profite essentiellement à environ 200 000 personnes (pour 34,5 millions d'habitants) liées, de près ou de loin, à l'appareil d'Etat. Un scénario qui rappelle les inégalités aveuglantes du Brésil ou de l'Afrique du Sud.

Autre effet pervers : les importations se déversent à leur tour en cascade sur toute une chaîne de distributeurs qui, dans leur immense majorité, travaillent au noir. Ce sont eux qui se chargent d'écouler à travers le pays tous les biens importés, des produits alimentaires à l'électroménager. Une simple promenade dans n'importe quelle ville du pays permet d'en mesurer l'ampleur. Les étals de fortune et les vendeurs à la sauvette foisonnent. Mais il existe aussi de vrais commerces qui fonctionnent en toute illégalité, au vu et au su de tous.

Après les hydrocarbures et les importations, cette économie parallèle est un autre pilier de l'économie. Une soupape indispensable. De l'aveu même du Forum des chefs d'entreprise, la principale organisation patronale, le secteur informel emploie 32 % des Algériens. D'autres études estiment que la réalité serait plus proche de 50 %. Dans tous les cas, cela veut dire qu'il y a une masse considérable de la population qui travaille dans la plus grande précarité, sans la moindre protection sociale.

Quant au secteur privé légal, son impact est limité. Il se concentre dans quelques domaines (BTP, pharmacie, textile, transports) et représente environ 5 % du PIB, selon un économiste local qui souhaite garder l'anonymat. "Contrairement au Maroc, il n'existe pas de grands groupes privés capables de tirer la croissance", remarque Pierre Vermeren.

Un futur grevé par le manque de confiance

Les retombées de la rente pétrolière ont permis à l'Etat de naviguer à vue en soutenant depuis cinq ans une politique budgétaire expansionniste (206 milliards d'euros pour 2009-2014) et de parer au plus pressé. Depuis le début de l'année, le gouvernement a ouvert les vannes pour financer une ribambelle de mesures sociales et essayer de canaliser les mécontentements.

Mais cela n'a pas changé la donne : le principal blocage économique est avant tout politique. "Il y a une absence totale de confiance dans l'avenir, précise Ghazi Hidouci. Cela gèle tout, car personne n'ose investir dans la durée." Ce scepticisme des Algériens est aussi renforcé par leur histoire récente. A la différence des Tunisiens ou des Egyptiens, qui découvrent aujourd'hui l'ouverture politique, l'Algérie est déjà passée par là. "Le pays a connu une période de réformes à la fin des années 80, mais elles ont échoué, rappelle Ghazi Hidouci. Du coup, les gens ne croient plus en la capacité du système à changer." Un constat partagé par le journaliste Akram Belkaïd, auteur d'Un regard calme sur l'Algérie (Seuil) : "Les énergies du pays ne seront pas libérées, dit-il, tant que les Algériens auront l'impression de vivre à l'ombre d'un pou-voir dictatorial."

Par Yves-Michel Riols

01/04/2011

Source: http://lexpansion.lexpress.fr

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