Ces enfances qu’on (dés)arme

En octobre 2005, la Cour pénale internationale (CPI) lançait un mandat d’arrêt contre Joseph Kony, le leader rebelle ougandais de la terrifiante Armée de résistance du seigneur (LRA), et quatre de ses acolytes. La LRA dirige maintenant ses attaques contre les populations vivant dans le nord-est de la République démocratique du Congo (RDC), en Centrafrique et au Soudan du Sud, les forces armées ougandaises l’ayant repoussée hors de ses frontières.

Les membres de la LRA perpètrent avec une extrême violence meurtres, pillages, viols, tortures, mutilations ou enlèvements et provoquent de nouvelles vagues de déplacements de population [1]. Pour leur forger le caractère, les enfants capturés lors des razzias dans les villages de RDC sont sommés de tuer leurs propres parents et de participer au viol de leurs sœurs ou de leur mère. Joseph Kony est – entre autre – accusé d’enrôler de force des enfants, ce qui constitue un crime de guerre au regard du droit international.

Qu’est-ce qu’un enfant soldat ? « Ce sont des garçons ou des filles, âgés de moins de 18 ans, membres de manière volontaire ou forcée d’une force combattante (armée gouvernementale ou groupe armé), quelle que soit la fonction qu’il exerce (combattant, éclaireur, espion, serviteur, esclave sexuel). La participation directe aux hostilités ou l’usage d’une arme par l’enfant n’est pas un critère déterminant et les filles utilisées comme esclaves sexuelles ou soumises à des mariages forcés au sein d’une force armée sont considérées comme des enfants soldats. »Encore faut-il distinguer entre ceux qui ont moins de 15 ans et les autres – moins bien protégés –, dont on admet « qu’ils manquent de maturité physique et intellectuelle » jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge de la majorité, mais qu’on enrôle quand même puisqu’on les estime aptes à combattre.

Les Conventions de Genève (lire « Viols en temps de guerre, le silence et l’impunité ») se sont longtemps polarisées sur le sort des militaires, blessés ou prisonniers, et des personnels soignants, avant de prendre en considération celui des civils. Le cas des enfants soldats ne sera abordé que succinctement dans les protocoles I et II de 1977 lesquels proposent que « les enfants de moins de 15 ans ne prennent pas directement part aux hostilités ». Vingt ans plus tard, la Convention relative aux droits de l’enfant de 1989 entre en vigueur… Selon l’article premier, « un enfant s’entend de tout être humain âgé de moins de 18 ans, sauf si la majorité est atteinte plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable ». Cependant, l’article 38 – vivement critiqué par les défenseurs des droits humains – maintient l’âge minimum de recrutement des soldats à 15 ans !
 
Après une décennie d’âpres discussions sur cette question, le protocole facultatif de 2000 relatif à la Convention adapte la rhétorique, mais, sur le fond, rien ne change : « Les Etats Parties prennent toutes les mesures possibles pour veiller à ce que les membres de leurs forces armées qui n’ont pas atteint l’âge de 18 ans ne participent pas directement aux hostilités ». Curieusement, le protocole précise à destination des seuls groupes armés non gouvernementaux qu’ils « ne devraient en aucune circonstance enrôler ni utiliser dans les hostilités des personnes âgées de moins de 18 ans ». Enfin, pour le Statut de Rome sur lequel s’appuie la CPI, c’est très clair : est considéré comme crime de guerre « le fait de procéder à la conscription ou à l’enrôlement d’enfants de moins de 15 ans dans les forces armées nationales ou de les faire participer activement à des hostilités ». Les adolescents âgés d’entre 15 et 18 ans ne sont plus vraiment des enfants mais pas encore des adultes, ce qui explique la relative mollesse des textes juridiques concernant cette catégorie d’âge. Mais à quel âge, vraiment, est-on « prêt » à partir faire la guerre ?

Un recrutement discutable

En 2008, Normand Beaudet, un ancien cadet et ex-officier de l’armée canadienne, dénonçait dans une tribune publiée dans Le Devoir les méthodes de recrutement à la sortie de l’école primaire. « Depuis l’intensification de la guerre en Afghanistan, l’armée mène une campagne massive de relations publiques : “Opération Connexion”. Pour pallier au départ des boomers et combler les mandats offensifs, on cherche 10 000 nouveaux militaires par an entre 2007 et 2012. Dans ce contexte, le commandant des forces canadiennes, le général Rick Hillier, a donné l’ordre à tous les militaires de s’impliquer activement dans le processus de recrutement des jeunes. Pour répondre aux ambitieux objectifs de recrutement, l’armée doit absolument trouver le moyen d’élargir son bassin de recrues. Le mouvement des cadets fait partie intégrante de cette opération de charme. » L’auteur ajoute : « Bien entendu, vos enfants ne sont pas recrutés de force. Ils sont attirés par divers stratagèmes : des activités de plein air, l’apprentissage des premiers soins, des loisirs hebdomadaires, des camps de fin de semaine, des camps d’été avec dédommagement monétaire et des possibilités de voyage. Ces perspectives sont particulièrement attrayantes pour les familles démunies. Comment refuser à son fils ou à sa fille de 14 ans la possibilité d’activités régulières et de voyages gratuits ? Comment dire non à la possibilité que votre enfant puisse faire un camp d’été rémunéré ? Les démunis sont mobilisés pour la guerre des riches. »

Selon l’ONG Child soldiers, les Etats-Unis ne ménagent pas non plus leurs efforts pour convaincre les jeunes de rejoindre l’armée américaine, présente, rappelons-le, dans 146 pays à travers le monde. 55% des jeunes âgés d’entre 16 et 21 ans reconnaissent avoir été contactés par un des 14 000 recruteurs militaires du pays, lequel consacre chaque année pas moins d’un milliard et demi de dollars à cette chasse aux candidats. En 2006, pas loin de 500 000 élèves du cycle secondaire, dont les plus jeunes ont 14 ans, ont rejoint le Junior Reserve Officer Training Corps Program (JROTC), qui a élu domicile au sein même des 3 300 établissements scolaires. Les enfants y suivent des cours de communication, de commandement, d’histoire, d’instruction civique, s’entraînent au sport, au tir et au maniement d’armes réelles. Cet enseignement et ces activités sont dispensés par des militaires en retraite.

En Russie, en vertu d’un décret entré en application en 2000, les militaires ont la possibilité d’adopter ou de parrainer les orphelins sans ressources qui, de ce fait, voient soudain s’ouvrir devant eux un avenir tout tracé. Ils sont ainsi des milliers à être hébergés, nourris et éduqués en contrepartie de quelques corvées qu’ils effectuent le week-end à la caserne, histoire de se familiariser un peu avec le milieu : popote, travaux domestiques, nettoyage des armes, sport. Dans le meilleur des cas. Très souvent, ces enfants partagent la vie de la caserne sept jours sur sept et suivent un entraînement militaire : à des degrés divers, ils intègrent tous les écoles militaires ou les unités régulières de l’armée.

Enfance confisquée pour cause de conflit armé

Quels que soient la nature et les lieux des conflits, des enfants âgés d’entre 8 et 18 ans sont emportés dans les tempêtes guerrières conduites par des adultes. Manque de personnel, idéologie liberticide, fanatisme. Les enfants accordent a priori une confiance sans limite aux adultes qui sont leurs modèles de référence et, qui souvent ne reculent devant rien pour les endoctriner et les transformer en tueurs. En pleine évolution personnelle, on leur apprend à respecter la hiérarchie et le maniement des armes. Influençables, impressionnables, manipulables à souhait, sans éducation, ils obéissent sans broncher, sans chercher à comprendre. Ils ne savent jamais vraiment répondre quand on leur demande pourquoi ils se battent.

Les jeunes volontaires qui prennent les armes aux côtés des militaires ou des rebelles voient dans le port de l’uniforme et des armes un attribut prestigieux, qui les rend respectables. La vie dans la nature peut être perçue comme une aventure excitante, mais elle se révèle très vite être un cauchemar quotidien. Pour ceux qui auront vu le massacre de leur famille, c’est l’occasion de se venger. D’autres sont persuadés qu’avec l’argent gagné ou volé, ils pourront s’offrir voitures et produits de luxe.

Et puis, il y a tous les enfants qui n’ont pas voulu être là, la peur au ventre, écrasés sous le poids des armes, effrayés par les crimes à commettre. On en tue éventuellement un ou deux en exemple de ce qu’il advient s’ils tentent de s’échapper ou s’ils refusent d’obéir.

En dépit des lois existantes et des conventions internationales, l’armée, les milices gouvernementales et les groupes rebelles sont en permanence à la recherche de nouveaux combattants, et pour alimenter leurs effectifs, les enfants, généralement dociles, restent les recrues les plus faciles à enrôler. L’utilisation des enfants soldats couvre un large éventail de tâches auxquelles ils sont dévolus : cuisine, travail domestique, assistant médical, porteur, messager, espion, poseur de mines, pilleur, tortionnaire, tueur, violeur… Les fillettes qui avaient cru naïvement qu’elles seraient consignées à la cuisine sont violées dès les premiers jours, ce qui ne les empêche pas de partir aussi au combat.

Combien sont-ils, ceux à qui on a ainsi volé l’enfance ? Dans un rapport publié en 2006, L’ONU avait avancé le chiffre de 300 000, mais avec beaucoup de précautions. D’une part, les recruteurs falsifient l’âge de ceux qu’ils recrutent ou les font disparaître des registres. D’autre part, on ignore le nombre des rebelles embusqués dans les forêts ou dans la brousse, et à plus forte raison le nombre de ceux qu’ils ont enlevés. Dans les pays les plus pauvres, l’enregistrement des naissances fait souvent défaut et, dans les régions où les déplacements forcés sont nombreux, il est impossible de savoir si les enfants sont partis avec leur famille ou ont été kidnappés et enrôlés de force.

 

Et après ?

Un jour enfin, petite lumière dans les ténèbres, des accords de paix sont signés, les armes déposées. Mais qu’advient-il de ces âmes égarées qui auront vécu le pire avant même d’avoir pu se construire ?

Il y a bien les programmes de désarmement, démobilisation et réinsertion (DDR) dispensés dans des centres spécialisés. C’est un long processus durant lequel les enfants doivent réapprendre à être des enfants, grâce à des soutiens psychologiques, au jeu, au sport et à des activités culturelles. Ils apprendront ou réapprendront à lire, écrire et compter. Une fois ce travail de préparation achevé, les plus petits retrouveront leur famille et les bancs de l’école. Les adolescents qui n’envisagent pas de poursuivre des études recevront une formation professionnelle qui leur permettra de réintégrer leur communauté et de trouver du travail. Ces programmes sont indispensables, mais ces initiatives restent largement insuffisantes. Ceux qui n’ont pas la chance d’en bénéficier sont sous la constante menace de revenir vers les groupes armés. Dans ces programmes, les filles semblent avoir été oubliées car rien vraiment n’est prévu pour tenir compte de ce qui doit être traité spécifiquement : viol, esclavage sexuel, mariage forcé, maternité précoce et avortement forcé.

En marge du débat sur les enfants soldats, l’Unicef vient de publier son premier rapport consacré à l’adolescence, intitulé « L’adolescence : l’âge de tous les possibles ». L’institution remarque que les efforts fournis en faveur de la petite enfance ont permis de réaliser d’énormes progrès en matière de santé et d’éducation des garçons et des filles de moins de 10 ans. Par contre, les adolescents n’ont pas bénéficié de la même attention. Pour Anthony Lake, directeur général de cette institution onusienne, « l’adolescence offre l’occasion de consolider les acquis obtenus lors de la petite enfance, mais c’est aussi une époque au cours de laquelle ces acquis risquent de se volatiliser ». Pour lui, il est primordial de donner à tous les jeunes les outils dont ils ont besoin pour construire leur vie en investissant dans l’éducation et la formation professionnelle.

Il serait plus que temps de repousser l’âge minimum du recrutement dans les forces armées à 18 ans. Ne serait-ce que pour apprendre à réfléchir avant d’apprendre à tenir une arme.

A lire en complément

- « Child Soldiers, Global Report », Unicef, 2004 et 2008.

- « Enfants soldats » par Sandrine Perrot.

- « Les enfants face à la guerre »

- « Népal : Démobilisation d’ex-enfants soldats de la guérilla maoïste »

- « Service militaire à vie : un ancien enfant soldat érythréen raconte son calvaire »

 

Pour en savoir plus: http://blog.mondediplo.net/2011-08-05-Ces-enfances-qu-on-des-arme

par Agnès Stienne

05/08/2011

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